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valeur en peinture : ils sont bons jusqu’à un certain point, à peu près comme le sentiment poétique est bon dans un traité d’astronomie ou de géologie, ils le sont en tant qu’ils servent à rehausser l’intérêt plastique au lieu de lui disputer la prééminence; mais celui qui les proclame comme le seul ou le principal but de l’art n’en est pas moins un avocat qui ne fait qu’ériger en lois l’opinion et l’instinct de l’ignorance. Le peintre doit avant tout être un peintre : sa vocation est d’aller récolter à travers la nature les prestiges des tons et des formes, l’inépuisable poésie des flaques de lumières, des masses d’ombres, des effets de surface; c’est d’entendre et de faire entendre aux autres la musique des images, le concert des mélodies joyeuses ou plaintives, des harmonies solennelles relevées de fioritures imprévues que les aspects produisent dans l’âme par leurs contrastes et leurs accords, par leurs mouvemens, leurs repos, leurs richesses et leur simplicité; c’est de traduire enfin sur une toile tout un monde de charmes, de vertus secrètes et d’indicibles propriétés qui sans doute sont plus ou moins liés à ce que voit et conçoit notre intelligence, mais qui ne s’adressent pas à elle directement, qui sont au contraire l’action que les choses exercent sur des sensibilités et des facultés entièrement distinctes de notre raison.

Je m’explique très imparfaitement, je le sais; mais ce qui se laisse si mal définir se laisse bien mieux sentir. Pour peu qu’on ait la fibre de l’art, il suffit d’un regard jeté sur deux tableaux, et l’on ne peut pas les confondre. Dans l’un, il n’y a que des idées de romancier ou d’homme d’esprit : l’artiste peut avoir montré de l’imagination dans ses incidens, dans la conception ou la mise en scène du sujet; mais c’est de l’imagination littéraire qu’après coup il a traduite en images, et son œuvre, comme tableau, n’est toujours qu’une traduction, une œuvre de patience et de mélancolie. Devant la toile voisine, c’est un tout autre fluide qui me court sous la peau : j’y sens remuer, j’y sens jaillir une émotion et une imagination de peintre; je n’ai peut-être sous les yeux qu’une pose très insignifiante, un étrange agencement de lignes; pourtant cette pose parle aussi à mon intelligence et à mon cœur, elle imprime à tout mon être un certain rhythme, parce que l’être entier du peintre aussi a concouru à la concevoir, et c’est à cela que je reconnais le véritable artiste : je sais que j’ai affaire à un homme qui pense et sent en images, à un homme pour qui les images sont devenues la seule langue naturelle de toutes ses facultés. — Qu’importe qu’un tableau me retrace admirablement une salle d’hospice avec toutes les attitudes exactes de la décrépitude et de la maladie? Qu’importe qu’un nouveau Lavater écrive sur les visages de ses personnages tout un traité de science physiognomonique? Je pourrai être étonné, je serai amusé par le jeu d’esprit ou édifié par la savante étude; mais je ne serai pas enivré.