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idée de peintre; lors même qu’une intention de bon aloi est parvenue à se faire jour dans l’œuvre de l’artiste, lors même qu’à travers toutes ses entraves volontaires et ses nécessités de narration, il a su penser et exprimer un effet de clair-obscur ou un effet de groupe qui en, eux-mêmes seraient de la plus franche valeur, c’est assez que son tableau veuille être un récit pathétique, c’est assez qu’il tourne notre attention vers la vie et le fond des choses, vers les joies et les douleurs signifiées par les lignes, pour qu’il ne puisse plus nous causer d’impression plastique. Il ressemble à un roman trop vrai et trop déchirant qui nous met en face des réalités de notre destinée. C’en est fait des ivresses et des attendrissemens de l’imagination : nous sommes remués dans la partie de notre être qui est susceptible de crainte et de désir, de plaisir et de douleur; nous ne pouvons plus éprouver ces autres émotions qui sont comme les échos prolongés de la terre à travers les profondeurs de notre esprit. Et qu’avons-nous après tout pour nous dédommager? Le peintre qui sait le mieux par cœur les attitudes possibles, qui connaît le mieux les combinaisons et les inflexions de lignes que le corps humain peut présenter dans ses divers mouvemens et ses raccourcis en perspective, ne nous donne encore que le sentiment d’une triste impuissance lorsqu’il veut rivaliser avec la nature et qu’il nous sollicite à le comparer avec elle. Il faut en prendre notre parti : comme récit des faits, la peinture sera toujours misérablement pauvre. Il n’y a pour elle qu’un moyen de s’assurer une supériorité décidée, c’est de se résigner franchement à être l’expression de nos propres idées de formes et de couleurs.


III. — LA MORALE DE L’ART DANS LE SYSTÈME DE M. RUSKIN.

Voilà bien des critiques. Pour ma propre satisfaction, on me permettra de le dire, ce n’est pas sans hésitation que j’ai pris cette position d’adversaire envers un penseur qui, sous tant de rapports, a combattu pour la bonne cause, et j’aurais mal transmis ma pensée, si l’espace que mes objections ont dû prendre pour se développer cachait le respect et la sympathie qui occupent en moi beaucoup plus de place que le dissentiment. Les écrivains se divisent en deux grandes classes : les uns sont purement des hommes d’intelligence et n’énoncent que des opinions: après avoir regardé autour d’eux, ils racontent, autant qu’ils ont pu le voir, ce qui en est des choses; les autres, que j’appellerai les hommes de génie dans le sens primitif du mot, ne restent pas ainsi en dehors des objets qu’ils tâchent de juger; ce qu’ils expriment, ce sont des convictions et des affections qu’ils ne peuvent s’empêcher d’avoir; ils disent ce qui les at- tire et les repousse; ils combattent pro aris et focis; leurs idées