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d’une instruction ou d’un développement spécial qui n’a rien à faire avec ce que l’on est comme homme, que l’on arrive rien que par l’intelligence à primer comme penseur, que l’on devient grand géologue rien qu’en vertu de certaines connaissances emmagasinées dans un coin de l’esprit, que l’on devient éminent comme poète ou comme peintre rien que par la dépense d’esprit que l’on a faite à l’égard de la peinture ou de la poésie, rien qu’en possédant une habileté ou un organe qui ne sert qu’à faire des vers ou des tableaux, et qui à lui seul suffit pour les bien faire, c’est-à-dire qui suffit pour nous rendre experts de ce côté en nous laissant d’ailleurs pleine liberté d’avoir les défauts qui peuvent nous égarer dans nos actes et de ne pas avoir les qualités qui enfantent les nobles sentimens, les volontés droites et les hautes pensées. Qu’on lise nos jeunes poètes et nos jeunes romanciers, et l’on verra si ce n’est pas ainsi qu’ils ont compris l’art de faire de beaux romans et de la belle poésie. Et ne serait-ce pas là précisément la cause de leur stérilité et de leur impuissance? Ne serait-ce pas encore une cause toute semblable qui a prédestiné notre politique à ne construire que des châteaux de cartes, notre religion à perdre toute influence sociale et tout pouvoir sur les âmes? Nous avons perdu le sentiment de l’unité de notre être; toutes nos convictions consistent justement à n’y pas croire, à ne pas reconnaître que nos œuvres de poète, de savant, de penseur, ne sauraient être avivées que par notre vie, ennoblies que par notre noblesse, qu’elles ne seront jamais qu’une grimace, un cérémonial appris ou un travail de manœuvre en tant qu’elles ne seront pas la manifestation de notre caractère entier, du même homme central d’où découlent à la fois nos actes, notre morale, nos affections et nos convictions de tout genre. Nous avons préféré rêver le rêve de l’insensé, caresser l’espérance commode que, lorsqu’on veut être peintre, on n’a que faire des vertus qui sont bonnes pour le saint et le héros. Nous-mêmes, de nos propres mains, nous avons brisé le fil qui pouvait seul conduire dans nos productions l’électricité de notre vie : nous nous sommes littéralement appliqués à trouver, à force d’habileté, l’art de mettre dans nos œuvres la dignité, l’émotion, l’infaillibilité et la beauté qui n’étaient pas en nous.

Je n’ai fait là qu’exposer à ma manière la pensée de M. Ruskin, l’esprit qui est répandu dans toutes ses paroles. On peut juger combien son regard porte au-delà des tableaux. Ce qu’il a tenté, ce n’est pas seulement de transformer l’art par un changement de méthode qui ne transformerait que lui : c’est de le renouveler en s’attaquant au tempérament d’esprit qui nous dirige dans toutes nos voies, de le régénérer par une conversion totale qui régénérerait tout aussi bien notre philosophie, notre politique et notre vie quotidienne.