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dra jamais celui qui n’y voit qu’un bipède emplumé, car l’extase que vous aurez éprouvée passera par votre main dans votre tableau, et elle lui donnera la puissance de communiquer à d’autres le même transport. Si les expositions nous apprennent quelque chose, c’est que le talent n’est pas ce qui manque, et que la médiocrité où restent tant d’artistes ne tient même pas à un défaut d’aptitude plastique, pas plus que nos bévues et nos erreurs ne tiennent d’ordinaire à une incapacité de voir. Sans doute nos qualités morales sont entièrement distinctes de nos qualités poétiques ou pictoriales, et toutes les perfections du caractère, en se manifestant dans un tableau, ne lui donneront point par elles seules la moindre valeur comme tableau ; mais il n’est pas moins vrai que c’est la sincérité, l’enthousiasme et la droiture de l’homme qui peuvent seules bien diriger les aptitudes de l’artiste et leur faire porter de bons fruits. Ce qui a aveuglé le plus de penseurs et ce qui a condamné le plus de peintres à la banalité, c’est l’égoïsme, qui les a rendus insoucians, ou qui, avec ses aigreurs, a étouffé chez eux toute émotion sympathique ; c’est la légèreté et le défaut de sincérité qui les ont empêchés de mettre à profit ce qu’ils avaient de puissance pour discerner et apprécier ; c’est la vanité qui, en les rendant esclaves de leurs propres volontés, les a réduits à n’user de leurs moyens et de leurs forces que pour chercher ce qui pouvait plaire au public ou satisfaire leur propre ambition.

Je ne doute pas que cette tendance de moraliste ne soit le fond même de l’esprit de M. Ruskin. On s’en aperçoit à la qualité de son style, à la nature de son imagination, à celle de la poésie qui colore chacune de ses phrases. Entre tous les magiciens qui ont animé les choses inertes de leur propre vie, il a cela d’original que pour lui la terre se rattache au monde de la conscience par une sorte d’échelle de Jacob : au lieu de refléter les joies et les douleurs de l’homme, elle est à ses yeux comme un théâtre où les prototypes du bien et du mal, où la patience, l’amour, la soumission, le courage, révèlent dramatiquement leur énergie malfaisante ou salutaire. Toutes ses meilleures intuitions à l’égard de l’art lui viennent de la même source ; il les a trouvées en étudiant la peinture avec l’œil du sens moral, avec cette clairvoyance qui ne regarde pas du côté de l’effet qu’un tableau peut produire, qui ne s’arrête même pas aux intentions que l’artiste a pu avoir, aux pensées qu’il a voulu exprimer, mais qui creuse encore plus avant, qui va jusqu’à son être intime, jusqu’à l’ensemble des organes et des impuissances qui, par leur opération, ont déterminé ses pensées et ses intentions. C’est de cette façon que M. Ruskin a surtout montré de belles qualités d’historien, un remarquable sentiment des époques, une perspi-