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cacité supérieure pour surprendre la raison secrète et le lien des diverses écoles, la cause de leur développement et de leur décrépitude.

Malheureusement ce que M. Ruskin avait ainsi découvert, il ne l’a pas mis au service de l’art. Tout en aimant beaucoup l’architecture et la peinture, il ne les a point assez aimées pour elles-mêmes. Il a été plus préoccupé du développement de l’homme en tout sens, de son progrès intellectuel et religieux, de sa santé morale enfin que de ses facultés plastiques et de l’action que sa santé morale pouvait avoir sur elles ; en somme, c’est l’art lui-même qu’il a mis au service d’un but étranger à l’art. Il a évalué les tableaux d’après le profit que notre intelligence ou notre caractère en pouvait tirer; il a voulu obliger les facultés plastiques à renier leur objet et leur œuvre propre pour travailler à communiquer toutes les pensées, tous les sentimens qui sont intrinsèquement bons et qui peuvent nous élever dans l’échelle des êtres. Ou plutôt, car je ne veux pas laisser échapper un des aspects intéressans de sa physionomie, il avait en lui, comme je l’ai dit, deux instincts opposés, les deux mêmes instincts qui existent côte à côte d’une manière si marquée dans sa race, et qui rendent si incompréhensible pour nous la rêveuse et positive Angleterre, cette patrie des Shakspeare et des Stephenson, des usines et des enthousiasmes religieux, cette terre où le bon sens le plus activement impitoyable coudoie l’imagination la plus visionnaire, où les esprits frappeurs, les tables tournantes et la vieille démonologie trouvent encore, au milieu du bruit des machines, leurs plus fervens adeptes. Pour ceux qui sont familiers avec la littérature anglaise, je pourrais dire que M. Ruskin tient à la fois des deux hommes qui ont le mieux personnifié cette soif de vie morale et ce besoin d’action du caractère national, Wordsworth et Carlyle. Comme Wordsworth évidemment, il est avide avant tout de dignité humaine : au fond, ce qu’il appelle de ses vœux, c’est l’avènement d’un art qui soit grand et beau par la puissance, l’activité et la beauté des facultés qu’il manifeste, d’un art qui représente les connaissances, les pensées et les sentimens que l’humanité pourrait avoir, si elle était en possession de toutes ses nobles aptitudes. D’un autre côté, le besoin d’observer et de connaître, le côté utilitaire de son esprit, l’amour de la nature enfin et sans doute aussi la contagion des idées répandues dans l’air ont poussé M. Ruskin dans les voies de Carlyle : il lui a emprunté ou il a partagé avec lui sa métaphysique écossaise, cette étroite psychologie qui confond sans cesse la vérité morale et la vérité physique, qui ne conçoit pas qu’une idée humaine puisse être vraie et bonne, si ce n’est parce qu’elle exprime une vérité qu’on a aperçue hors de soi, et qui ne reconnaît dans le monde