Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/913

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que deux grandes classes d’hommes : les génies qui sont propres à tout, parce que leur seule occupation est de déchiffrer dans les faits les lois éternelles de l’univers, et les logiciens qui ne sont propres à rien, parce que les brumes de leur propre cerveau les empêchent de lire dans les faits ces mêmes lois éternelles. Les lois de l’univers! est-ce donc en se tournant du côté des faits que l’on découvre les lois éternelles qui sont écrites dans l’Evangile, ou ces autres vérités dont les poètes ont été les interprètes? — Et l’homme donc, n’est-il pas lui aussi une réalité, une œuvre de Dieu? On en douterait en écoutant parler M. Carlyle et M. Ruskin, on en douterait en les entendant proscrire le roman et toutes les fictions des poètes, comme si tout ce qui n’est pas l’histoire d’un fait ou d’un événement ne pouvait être qu’un misérable mensonge.

Le résultat de ce conflit, nous l’avons vu. En voulant que l’art exprimât toute l’âme humaine, M. Ruskin a voulu en même temps que l’art ne se proposât que de faire connaître la nature et l’histoire. Plutôt que de mettre d’accord ces deux instincts par une concession réciproque, il a préféré croire à une sorte, d’harmonie préétablie entre l’imagination et la réalité; il a préféré supposer que le tableau qui était le plus exact et le plus complet comme définition de la nature était par là même le plus grand et le plus complet comme expression de l’homme; en fin de compte, il s’est payé d’un compromis illusoire, qui, loin de concilier ses deux instincts, est tout entier au profit de son réalisme. De ce que moralement la disposition la plus salutaire et la plus noble est cet oubli de nous-mêmes qui nous porte à apprendre plutôt qu’à faire valoir nos propres pensées, à nous former une idée des choses plutôt qu’à décider d’après nos idées ce que doivent être les choses; de ce qu’il vaut mieux dépenser ses affections à rendre hommage aux beautés de ce qui est que de demander sans cesse à ses goûts et à ses désirs ce qu’ils peuvent imaginer de plus agréable pour eux, M. Ruskin a conclu que le seul but de l’art devait être de retracer ce qu’on pouvait connaître en regardant hors de soi, et qu’un pareil art résoudrait pleinement le problème dont il cherchait la solution, qu’il serait à la fois la représentation de la nature dans toute sa vérité et la manifestation de l’homme dans son plus bel état moral. C’est là une mauvaise logique, aussi mauvaise que celle du critique qui, sous prétexte que la conscience l’emporte en dignité sur l’intelligence et l’instinct dramatique, soutiendrait que le meilleur roman est celui qui se propose de développer directement les injonctions de la conscience. Dans l’intérêt même de la morale, ne fut-ce que pour enlever à ses adversaires l’occasion d’un triomphe sur ceux qui plaident sa cause, on ne doit pas laisser passer de telles aberrations. C’est le