Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/914

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

romancier lui-même qui est tenu d’avoir le sentiment moral; c’est en lui que la conscience doit être pour lui ouvrir les yeux sur des mondes nouveaux, pour le rendre capable d’éprouver toutes les admirations et les répulsions que peuvent causer les noblesses et les bassesses de caractère, pour lui donner ainsi la puissance de créer des personnifications où le mal et le bien revivent dans leurs combinaisons infinies, où ils apparaissent sous des traits qui accentuent énergiquement leur beauté et leur laideur; mais vouloir que l’œuvre écrite soit une thèse de propos délibéré, c’est tout bonnement nier le roman, c’est dire au romancier de se faire prédicateur, et du même coup c’est enlever à la conscience un de ses moyens de propagande les plus efficaces, car celui qui parle avec le parti-pris de nous enseigner provoque la résistance de notre volonté, tandis que notre âme s’ouvre d’elle-même devant l’émotion et le laisser-aller de l’imagination. Les créations de celle-ci sont des épanchemens, et, sans que nous nous en doutions, nous sommes gagnés par les sentimens qui les ont fait naître.

De même, c’est dans l’âme de l’artiste que doivent se trouver l’amour de la nature, la soif de la vérité, l’oubli de soi et la pensée. Il n’en peut jamais avoir assez, et on ne peut trop le lui répéter : comme homme, il faut qu’il n’ait pas d’autre occupation et d’autre joie que d’étudier les œuvres de Dieu; comme peintre, il faut qu’il n’ait pas d’autre but que de traduire fidèlement les pensées et les sentimens qu’une étude incessante et passionnée de la réalité a pu faire naître en lui. Seulement ce qui est mauvais, c’est de l’asservira une tâche, c’est de lui enlever le droit d’énoncer librement ses pensées et ses sentimens, le droit de les exprimer comme ils s’expriment en lui, de les retracer dans leurs libres mouvemens et leurs caprices, de représenter plutôt les tableaux qu’ils peuvent former dans son esprit quand ils se combinent au gré de ses instincts plastiques, quand chaque faculté apporte à l’imagination son expérience énuie et ses souvenirs pour qu’elle les métamorphose en une vision de formes et de couleurs. Ce qui est funeste enfin, c’est de confondre la vérité et la sincérité, comme cela arrive perpétuellement à M. Ruskin. Cette seule erreur a empêché l’auteur des Modern Painters de lire juste la morale du passé et la leçon de l’avenir. Il a cru que la peinture primitive; avait dû sa sève à ce qu’elle faisait passer le vrai avant le beau; il a cru que la foi avait vivifié l’art parce qu’elle le poussait au réalisme, et que l’incrédulité l’a tué parce qu’elle l’en a éloigné, historiquement cela n’est pas exact. Il faudrait dire plutôt que la foi a été favorable aux artistes en contribuant à les rendre sincères, en faisant d’eux des hommes dominés par des sentimens intenses, et qui de la sorte étaient moins tentés de peindre en dehors de leurs