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émotions véritables ou sans aucune émotion. Les premiers Florentins pouvaient penser qu’ils n’étaient que vrais comme l’entend M. Ruskin; mais cela signifiait simplement qu’ils étaient incapables de distinguer l’objet qui les frappait de l’impression qu’ils en recevaient. Ils ressemblaient à l’enfant qui ne parle que des choses sensibles et qui prend sans cesse ce qu’il s’imagine pour un fait qu’il voit. En réalité, ce qui nous attire encore vers leurs œuvres, ce n’est point la valeur qu’elles ont comme compte-rendu de la réalité. Si, malgré toutes leurs maladresses, elles gardent un je ne sais quoi qui vaut toutes les adresses, le secret du sortilège à mon sens est surtout dans leur naïveté. Il est dans la manière dont l’artiste trahit involontairement son âme à travers son récit, dans son indétermination absolue entre le beau et le vrai, entre ce qu’il aime ou conçoit lui-même et ce qu’il voit ou pense des objets. Les Giotto, les Angelico, les Memmi, les Gaddi, n’avaient aucun parti-pris, pas plus celui de représenter les réalités sans tenir compte de leurs affections que celui d’exprimer leurs affections sans représenter les objets; ils n’avaient aucune idée du beau qui n’est pas le vrai, aucune idée du vrai qui n’est pas le beau, et c’est pour cela même qu’ils ont si bien réussi à rendre à la fois leur sentiment du vrai et du beau, c’est pour cela qu’ils ont eu le privilège d’être inspirés à la fois par tout ce qui était en eux, par leurs instincts et leurs sympathies aussi bien que par leurs connaissances; c’est pour cela que leurs œuvres, au lieu d’être purement la formule d’une idée exclusive, sont l’incarnation de leur âme entière, de l’indicible unité de leur être.

De nos jours encore, quoique plus difficile à résoudre, le problème de l’art n’a pas changé : il s’agit toujours pour l’artiste de s’exprimer lui-même en exprimant les choses. Le véritable mal, celui qui a été et qui est la cause de tous les égaremens, c’est de ne plus sentir parce qu’on raisonne, c’est de ne plus peindre le beau ou le vrai comme on les sent, parce qu’on veut peindre l’idée qu’on peut s’en faire, c’est de sortir de sa propre pensée, de sa propre émotion, de ses propres affections, parce qu’on interroge son jugement, et qu’on s’applique à exécuter comme une inerte machine ce qu’on croit propre à causer aux autres telle ou telle impression. Le véritable mal, c’est le machiavélisme secret qui regarde du côté du public et qui ne vise qu’à agir sur le spectateur, qui combine ses tableaux comme un moyen d’action en vue de produire un effet voulu d’avance. Peignons ce que nous avons vu, peignons ce que nous avons imaginé, mais peignons naïvement, c’est-à-dire librement autant que sincèrement. Sortons de nos pensées, ouvrons notre cœur au large pour observer, apprécier, admirer, et laissons en-