Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/917

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lieu des dieux et des héros imaginaires que nous a laissés le ciseau d’un Phidias, que ne donnerions-nous pas pour avoir un vrai portrait d’Homère ? La simple image d’un jeune Grec que l’artiste nous eût fait connaître tel qu’il était serait plus intéressante pour nous que toutes ces figures idéales. » Oui sans doute, elle serait plus intéressante pour ceux qui ne s’intéressent qu’à l’histoire. Dans la poésie, le drame, le roman, la critique littéraire, ce sont là les principes qui règnent en souverains, c’est l’esthétique anglaise du jour, et jusque parmi les artistes elle trouve son armée militante dans ce groupe de jeunes peintres qui ont pris le nom de préraphaélites, quoique certainement ils soient loin d’avoir le laisser-aller et l’instinct de la grâce qui distinguaient les devanciers de Raphaël. Je ne voudrais pas juger ici sommairement des hommes qui sont dignes de respect pour leur bonne volonté ; je ne voudrais pas leur contester un sentiment de miniaturiste et plus d’une autre qualité de franc aloi, mais je puis dire au moins que leur école est pour moi une sorte de miracle. C’est l’ascétisme absolu dans la peinture, c’est la fureur du renoncement poussée à ses plus extrêmes conséquences, c’est une petite église d’artistes qui s’acharnent positivement à s’imposer les tâches les plus rudes et à se sevrer de toutes les joies, à ne jamais se permettre de s’épancher sur leurs toiles, d’y laisser tomber ce qui leur vient à l’esprit, ce qui les a frappés, ce qu’ils auraient plaisir à peindre. Il y a environ un an, Londres entier était mis en émoi par un tableau où l’un des chefs de l’école, M. Hunt, avait représenté le Christ enfant enseignant les docteurs. Pour égaler les peines que l’artiste s’était données, l’enthousiasme n’eût jamais pu être assez grand. M. Hunt avait fait un long séjour en Judée afin d’y étudier le caractère des lieux ; il avait consacré cinq ans à des lectures, des recherches d’érudition, des études de tout genre en vue de satisfaire les antiquaires, les théologiens, les physiognomonistes, en vue de faire dire à ceux qui s’étaient adonnés pendant des années à la science des chaussures d’Israël que ses chaussures étaient irréprochables ; mais, hélas ! il est difficile de contenter tout le monde. Après avoir examiné le tableau, une dame juive dit gravement : « Cela est fort beau, seulement on voit que l’auteur ne connaissait pas le trait distinctif de la race de Juda ; il a donné à ses docteurs les pieds plats qui sont de la tribu de Ruben, tandis que les hommes de Juda avaient le cou-de-pied fortement cambré, n Voilà la Némésis, voilà ce que la peinture gagne à vouloir rivaliser avec chaque spécialité sur son propre terrain. — Chacun son métier, dirai-je, et les vaches seront bien gardées.


J. Milsand.