Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/964

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tique. Entre les deux partis, à qui un dogmatisme obstiné, généreux, austère, concilie le respect, flotte, sans parler de la vague multitude, le grand nombre des esprits qu’une expérience mal mise à profit a rendus indifférens, sinon sceptiques. Ce ne sont pas les consciences les plus délicates, puisqu’elles acceptent, toujours trop à l’aise, l’indécision et l’ajournement; mais ce sont très souvent des intelligences dignes d’être comptées parmi les plus vives, les plus exercées, les plus perspicaces de leur temps, parmi celles qui ont le plus curieusement interrogé les diverses connaissances et les innombrables échos du siècle, et qui se sont jetées avec le moins de réserve dans la mêlée des affaires de chaque jour et des questions contemporaines. La lumière mondaine les a enveloppées de toutes parts et a confondu devant elles tous les sentiers; en vain le plus épineux est-il le plus droit: leur sens moral émoussé n’a plus de vue distincte que pour la doctrine funeste de l’intérêt. Au milieu de la renaissance italienne, Machiavel, Guichardin et toute leur école comptèrent dans cette foule. Ils furent de beaux et brillans esprits; mais la grandeur morale leur manqua, et ils subirent sans défense la contagion d’un siècle qui connut l’orgueil d’une civilisation nouvelle et déjà raffinée en même temps que les maux d’une dernière phase d’ancienne barbarie. Cette barbarie du moyen âge communiquait du moins aux caractères une mâle rudesse qui laissait place à la vertu. Dante n’a pas assez de malédictions et d’injures contre ses adversaires, il est vrai, et le prédécesseur des historiens politiques de l’Italie moderne, Dino Compagni[1], écrit, à proprement parler, un manifeste de parti; mais ces esprits sont convaincus et sincères : ils ont cru distinguer entre tous le chemin de la vérité, celui de la justice et du devoir, celui du salut pour la patrie, et ils s’y sont engagés, quelque dur qu’il fût, au prix de la persécution et de l’exil. Il n’en est plus de même à l’époque de la renaissance : l’ardeur des partis s’est éteinte; elle a fait place à une politique plus savante, plus exercée, bien autrement habile, mais aussi moins sévère et à la fois moins généreuse. Sans doute l’Italie, irritée des infortunes innombrables de son moyen âge, a voulu alors conquérir quelque repos à tout prix. Non contente de sacrifier sa liberté, elle a renié ses anciennes croyances et y a substitué ou des imitations factices de l’antiquité, ou des calculs égoïstes et quelquefois perfides, ou de décevantes et vaines utopies.

Tant que nous n’aurons pas les dix volumes inédits de Machiavel et de Guichardin que doit publier le laborieux et savant M. Canes-

  1. Voyez l’intéressante monographie publiée tout récemment par M. Carl Hillebrand, Dino Compagni, étude historique et littéraire sur l’époque de Dante, Durand, in-8o.