Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/991

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quefois on le voit encore instituer à ce qu’il semble, comme dans le Dialogue, une sorte de discussion sur les différentes formes de gouvernement, ce sera, on peut le dire, par exceptions. Il n’en est plus ici à chercher la solution d’un problème si ardu; il admet toutes les formes, il n’en repousse aucune, il plane au-dessus de ces difficultés dont il s’est affranchi, et en homme pratique il donne des conseils pour la conduite à tenir dans chacune des conditions diverses. Certes le sentiment de la justice et du droit, celui du désintéressement et de l’honneur et l’amour de la patrie n’ont pas été choses inconnues de Guichardin; mais ils ne composent pas la trame principale de son livre, ils n’apparaissent que comme de rares et vagues souvenirs sur un fonds de scepticisme; on en jugera par les maximes qui suivent :


« Une nature sincère et libérale est chose généreuse et qui plaît d’ordinaire, mais nuit quelquefois; d’autre part la dissimulation est utile et même souvent indispensable à cause de la méchanceté des hommes; il est vrai qu’elle est détestée et a quelque chose de vil : cela fait qu’on ne sait comment choisir. Je croirais volontiers qu’on peut user de la première généralement sans pour cela renoncer à la seconde, c’est-à-dire qu’on peut, dans l’habitude commune de la vie, s’en tenir à la première manière, de façon à gagner le renom de personne sincère et libérale, et néanmoins, dans certains cas importans et rares, appeler à soi la dissimulation, laquelle devient d’autant plus utile et plus assurée du succès qu’ayant le renom contraire on trompe plus facilement. — Par ces motifs, je ne loue pas celui qui se conduit toujours avec artifice et dissimulation, mais j’excuse celui qui en use quelquefois.

« Ne combattez jamais contre la religion ni contre les choses qui semblent dépendre de Dieu, parce que cet article-là a trop de prise sur l’esprit des sots (questo obietto ha troppa forza nella mente delli sciocchi).

« Ce que disent les personnes pieuses que celui qui a la foi fait de grandes choses, ou que, selon la parole de l’Évangile, « celui qui a la foi commande aux montagnes, » ne signifie rien autre chose, sinon que la foi engendre l’obstination. Avoir la foi, c’est croire avec fermeté et presque avec certitude des choses qui ne sont point selon la raison, ou, si elles sont selon la raison, d’y croire avec une résolution plus grande que celle que donnerait la raison seule. Celui donc qui a la foi devient obstiné dans ce qu’il croit, et marche dans sa voie intrépide et résolu, surmontant les difficultés et le péril et supportant toute extrémité, d’où il arrive que, les affaires humaines étant soumises à mille traverses, un secours inespéré peut naître des innombrables vicissitudes qu’enfante une longue période de temps pour celui qui a persévéré dans l’obstination. Cette obstination venant de la foi, on dit avec raison que la foi fait de grandes choses. Notre temps en a vu un grand exemple dans cette obstination des Florentins, qui, malgré toutes les raisons du monde, s’étant mis à soutenir la guerre contre le pape et l’empereur sans espérance d’aucun secours, désunis et assaillis de mille difficultés, ont