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rait à une forte amende. » Je compris que cette jeune fille pratiquait de par la loi la forme primitive du commerce, je veux dire le système de l’échange.

Tous ces collecteurs de chiffons se trouvent plus ou moins en rapport avec les rag and bottle shops. À Londres, de telles boutiques florissent surtout dans les quartiers pauvres et dans le voisinage des docks, où elles prennent alors le nom de marine store shops[1], parce qu’elles reçoivent les vieux cordages et les autres rebuts des vaisseaux. Est-ce à dire pour cela qu’elles ne se rencontrent point dans les autres parties de la ville ? Il n’y a dans Londres ni beaux ni vilains quartiers, en ce sens que derrière les rues les plus fashionables et au sein des localités les plus riches se cachent des cours, des ruelles, des allées obscures, que l’étranger ne voit guère, mais que le cockney traverse de temps en temps pour abréger ou allonger son chemin. C’est là que s’élèvent, dans le West-End, des boutiques de chiffons et de vieilles bouteilles ; seulement l’aristocratie des lieux déteint sur ces établissemens, qui se décorent alors du nom pompeux de magasins, rag and bottle warehouses. Ayant la conscience de leur situation, ces derniers méprisent les dépôts de second ordre qui pullulent dans les quartiers misérables, et ils dédaignent de s’ériger en boutiques d’esprit. Ne vont-ils même point jusqu’à se passer fièrement du mannequin noir, des caricatures, des chansons et des affiches en vers, qu’ils considèrent comme une défroque du passé ! « Nous sommes dans le siècle du progrès, me disait le maître d’un de ces magasins, et il faut marcher avec le temps. » Leur clientèle se compose surtout des femmes de chambre, des cuisinières et des valets de bonne maison. La condition sociale des haillons, si j’ose m’exprimer de la sorte, change aussi avec les quartiers : ils n’en font pas pour cela meilleure figure, car rien n’est triste à voir comme une guenille orgueilleuse. Malgré les couleurs de haute moralité dont se couvrent à l’envi les rag and bottle shops, l’expérience d’un detective (officier de la police secrète de Londres) m’a appris qu’elles servaient dans plus d’un cas à receler le vol domestique. Quelques-unes de ces boutiques se trouvent même placées sous une surveillance spéciale. Un fait ajoute encore à la gravité de ces soupçons : un important chantier de construction pour les vaisseaux ayant suspendu ses travaux il y a quelques années, trente ou quarante marine store shops qui se trouvaient dans le voisinage ne tardèrent point à disparaître. Il fut très facile d’en expliquer la fermeture, quand on apprit que le nombre des menus larcins s’élevait dans ce chantier à une somme de 1,000 livres sterling par an. Je me suis

  1. Boutiques de provisions de marine.