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ques éclairs de sensibilité. Si, séduit par une première lecture, vous voulez aller jusqu’au bout des œuvres de Crabbe, l’étroitesse et l’uniformité du cadre, le cercle un peu restreint des idées, l’exactitude laborieuse de l’observation, la surabondance et la minutie des détails ne tardent pas à trahir la sécheresse et la stérilité de l’imagination, et vous vous lassez de cette reproduction trop servile des misères et des petitesses de la réalité. George Eliot, que nous avons déjà rapproché de Crabbe, doit aussi une partie de son succès à ses devanciers. Depuis vingt-cinq ans qu’une légion de bas-bleus faméliques et l’interminable tribu des Trollope sont en possession d’approvisionner les cabinets de lecture d’outre-Manche, chaque printemps voit éclore, aussi régulièrement que les lilas, de prétendues peintures de la vie anglaise, où les mêmes lords, dans les mêmes bals, dans les mêmes manoirs, débitent aux mêmes ladies les mêmes pauvretés, où la même mère intrigante, chargée de trois filles à pourvoir, tend ses filets autour des célibataires, où le même officier sans fortune fait la chasse aux héritières et se rabat sur une veuve ridicule, mais bien rentée, et où le même duc cacochyme et fantasque meurt tout à point pour laisser à son arrière-petit-cousin le titre et la fortune nécessaires au dénoûment. Ces œuvres insipides, où l’on ne trouve ni style, ni observation, ni intérêt, ont fait la fortune des spirituels persiflages de Thackeray ; elles ont fait accepter jusqu’à M. Charles Reade, dont les livres distillent l’ennui, et auprès d’elles la moindre production de George Eliot est un chef-d’œuvre. George Eliot a en effet toutes les qualités dont ces faiseurs de romans sont dépourvus, et pour se rendre compte de ce qui lui manque, il faut le comparer à quelque écrivain éminent, à Bulwer ou mieux encore à Dickens. Celui-ci s’est fait aussi, par une prédilection qu’il ne cache pas, le peintre des mœurs populaires : il est bien rare qu’il prenne un de ses personnages au-dessus des classes moyennes, et il ne craint pas de descendre aux derniers degrés de l’échelle sociale. Il multiplie volontiers les figures, et il accumule souvent à profusion les incidens et les péripéties ; on pourrait dire de presque tous ses romans qu’ils sont


Une ample comédie aux cent actes divers.


Mais les moindres personnages ont leur utilité ; ils servent, ou comme opposition, ou comme nuance, à donner plus de relief aux figures principales ; les épisodes, lorsqu’ils ne se rattachent pas étroitement à l’action, ont tout au moins pour objet de faire ressortir un trait de caractère ; tout concourt donc à l’effet général, et il n’est guère de partie qu’on puisse détacher et isoler de l’ensemble.