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trécissant et s’endurcissant de jour en jour, jusqu’à n’être plus qu’une oscillation entre un désir et une satisfaction qui tous deux ne se rapportaient à aucun être vivant. Sa vie s’était réduite aux seules opérations de tisser et de thésauriser, sans aucune pensée ultérieure à l’accomplissement de laquelle ces opérations tendissent. Chose étrange, sa figure et son corps se déformèrent et se plièrent à des habitudes machinales en rapport avec les objets de son existence, si bien qu’il produisait l’effet d’une anse ou d’un bout de tuyau, qui ne sont en rien séparés de l’ustensile auquel ils appartiennent. Ses grands yeux à fleur de tête, où se lisaient autrefois la confiance et la rêverie, ne semblaient plus avoir été faits que pour voir quelque chose d’imperceptible qu’ils cherchaient partout. Il s’était tellement flétri, il était si jaune, que, quoiqu’il n’eût pas quarante ans, les enfans ne l’appelaient plus que le « vieux Marner. »


L’existence de Marner est devenue tout animale ; la vie morale est comme suspendue chez lui : elle ne s’éveille que pendant de courts instans, lorsque le tisserand se retrouve en présence de son trésor.


« Tout le long des journées, il était assis à son métier, l’oreille pleine de son battement monotone, l’œil attaché sur le tissu uniforme que produisait lentement sa navette, et ses muscles se mouvaient avec une telle régularité que suspendre cette action était pour lui une contrainte aussi pénible que de retenir sa respiration. Mais avec le soir revenait le bonheur : à la nuit, il fermait ses volets, verrouillait sa porte et retirait son or de sa cachette. Comme les guinées brillaient au sortir des noires poches de cuir qu’il avait faites pour les renfermer ! C’étaient les guinées qu’il aimait le mieux ; mais il n’aurait pas voulu changer l’argent, les couronnes et les demi-couronnes, qui étaient le fruit de ses gains, qui avaient été conquises par son travail : il les aimait toutes. Il les mettait en tas devant lui, il y baignait ses mains ; puis il les comptait et les disposait en piles régulières dont il tâtait entre ses doigts et son pouce les contours arrondis, puis il pensait avec amour aux guinées à demi gagnées par la toile qui était en train, comme à des enfans dont la naissance est attendue ; il songeait aux guinées qu’il voyait s’acheminer lentement avec les années à venir pendant tout le cours de sa vie, qui s’étendait bien loin devant lui, et dont le terme lui était caché par d’innombrables journées de tissage. Aussi sa pensée demeurait-elle avec son métier et avec son or, lorsqu’il traversait les champs pour aller chercher ou reporter son ouvrage ; ses pas ne s’égaraient jamais le long des haies ou bien au bord des fossés à la recherche des herbes qui lui étaient autrefois familières : celles-ci appartenaient, elles aussi, à ce passé avec lequel sa vie avait rompu. »

Comment ramener dans cette âme flétrie les vertus que le désespoir d’abord et l’avarice ensuite en ont bannies : la foi, l’amour des hommes, la confiance, le dévouement ? Une crise violente, en produisant une révolution dans l’existence du tisserand, peut seule rendre possible un pareil changement. Et quelle crise plus terrible