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matière : il attribua au premier la pensée, au second l’étendue, et les laissa, en face l’un de l’autre, dans un état d’opposition éternelle. Jusqu’à lui, tous les docteurs, soit théologiens, soit philosophes, avaient donné une étendue aux esprits, infinie à Dieu, finie aux anges et aux âmes raisonnables. Le grand philosophe renouvela la métaphysique, scinda la substance en deux, sans toutefois expliquer l’action réciproque des deux parties. Où il n’y avait point de pensée, il ne vit qu’un mouvement matériel : les animaux furent réduits à l’état de simples automates ; l’âme de l’homme fut confinée dans la pensée, la besogne secondaire de la sensibilité fut abandonnée à des esprits animaux. Rien n’est plus curieux que d’observer ces grandes révolutions intellectuelles qui s’opèrent dans l’humanité. Tandis que durant tant de siècles les attributs de l’étendue et de la pensée étaient restés à peu près confondus dans toutes les théories, ils furent tout d’un coup détachés l’un de l’autre, et le monde se vit dédoublé. Tous les esprits acceptèrent l’incompatibilité de l’étendue et de la pensée, et la doctrine cartésienne a laissé des traces si profondes qu’aujourd’hui encore il n’est pas un esprit philosophique qui n’en subisse l’influence, et qui, même en protestant contre elle, ne montre les traces de la chaîne qu’il a brisée.

Le fondateur du vitalisme, van Helmont, avait essayé de rejoindre les deux substances par un principe vital intermédiaire ; la tentative que fit Leibnitz dans la même intention est bien connue, c’est l’originale théorie de l’harmonie préétablie. Dieu intervient ici directement : il tient dans ses mains les fils qui doivent mouvoir le corps et ceux qui doivent mouvoir l’âme ; toutes les modifications de l’une correspondent à certaines modifications de l’autre, réglées dès l’origine des choses. Ce système ingénieux a de quoi plaire, mais il est si artificiel que la pensée le repousse avec une force invincible, presque sans le secours du raisonnement. Une âme qui représente essentiellement le corps, un corps instrument essentiel de l’âme, cette âme et ce corps néanmoins étrangers l’un à l’autre, et liés seulement par la volonté extérieure de la Divinité, voilà le système leibnitzien.

Vers la même époque prenait naissance une doctrine bien différente, qui subordonnait complètement la substance matérielle à la substance spirituelle : c’est l’animisme de Stahl, le physiologiste de Halle et l’auteur célèbre de la Vraie théorie médicale. La matière fut réconciliée avec l’esprit en devenant son esclave docile, son expression extérieure et spontanée, son œuvre perpétuelle. Ici l’âme bâtit le corps ; c’est une force intelligente qui choisit ses matériaux dans le monde inorganique, les associe, leur imprime une forme spéciale, les revêt de propriétés nouvelles, compose des organes et les groupe de manière à concourir au développement de l’être vivant :