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plus tôt, la retraite eût été coupée ; quand ce poste fut abandonné, tout ce qui restait de l’armée avait passé. Les chasseurs du 3e régiment de la garde furent les derniers à quitter le village. Le général Pelet en avait réuni 250, Faisant front dès qu’ils étaient menacés, ils se retirèrent par Maison-le-Roi. Cette poignée d’hommes et la nuit sauvèrent Napoléon.

Les hommes avaient fait ce que comportaient les forces humaines. Ils cédèrent à une force supérieure que presque tous appelèrent trahison, car personne n’eût voulu y voir le résultat des erreurs du chef. Il fallait plus d’un demi-siècle avant qu’on admît que le général était pour quelque chose dans le désastre de tous. On aima mieux alors croire à la perfidie d’un grand nombre qu’à une seule faute d’un chef idolâtré, réputé infaillible même après Moscou et Leipzig.

La nouvelle que Grouchy arrivait produisit une sorte de vertige. Quand, à la place de Grouchy, on vit 60,000 Prussiens déboucher par toutes les issues, alors les imaginations même furent envahies. Chacun se crut livré, les armes tombaient des mains, et comme on avait fait au-delà des forces humaines, on paraissait céder, non pas à l’ennemi, mais à la fatalité. Il s’ensuivait que même les chefs aimés n’avaient plus aucun empire sur leurs hommes. Tous, hormis un seul, étaient devenus suspects. De là l’impossibilité de rallier une arrière-garde. La défaite se changea en désastre, et qui voulait s’y opposer, ou seulement marcher contre le courant, était tenu pour ennemi. Dans les premiers momens de la déroute, le secrétaire de Napoléon se précipite de la ferme du Caillou au-devant des fuyards. Il conduisait un cheval à Napoléon, qu’il supposait encore dans la mêlée, peut-être blessé ou à pied. Deux cuirassiers français, le sabre haut, viennent à lui : « Où vas-tu ? — Je cherche l’empereur. — Tu en as menti ; tu vas rejoindre les Anglais ! » Ils allaient le sabrer, quand des officiers le reconnurent et le sauvèrent.

Wellington arrêta l’armée anglaise dès qu’elle eut atteint la position des Français vers Rossomme. C’était assez d’occuper la place de Napoléon. D’ailleurs les troupes épuisées n’eussent pu faire un pas de plus pour poursuivre les Français. Blücher s’était chargé de ce soin ; il plaisait à sa haine, à son désir de vengeance. Les Anglais bivaquèrent dans les lignes des Français, à droite de la route de Charleroi, qu’ils laissèrent libre à leurs alliés. En revenant du côté de la Belle-Alliance, Wellington rencontra Blücher. Tous deux mirent pied à terre et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. La ferme de la Belle-Alliance avait servi de point de direction à l’armée prussienne ; Blücher voulait qu’on appelât de ce nom la bataille ; l’orgueil des Anglais l’a emporté. Ils ont choisi le nom de leur quar-