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projets du matin. Napoléon fait avancer cette formidable réserve que, depuis plusieurs heures, il tient suspendue, sans que l’ennemi ait pu savoir quel point elle menace. Douze bataillons de la garde à pied, toute la grosse cavalerie de Milhaud, c’est-à-dire huit régimens de cuirassiers, les dragons et les grenadiers à cheval de Guyot, forment cette réserve ; elle traverse la moitié du champ de bataille, et tout à coup elle se détourne et fond sur Ligny. En même temps les batteries de la garde rapprochent leur feu. Sous la protection de cette canonnade, le général Gérard lance la division Pécheux pour achever de déloger les Prussiens de la partie du bas village où ils se cramponnent encore. Les Prussiens voient sur leur gauche une colonne sortir de l’épaisse fumée. Le village de Ligny est tourné. Les cuirassiers Milhaud longent le chemin creux qui le borde ; ils s’élancent vers le ruisseau, qu’ils remplissent de morts. L’eau, déjà rouge de sang, disparaît sous les cadavres. L’ennemi se retire en carrés.

Cependant le maréchal Blücher, qui vient de porter lui-même ses réserves à son extrême droite, reconnaît qu’il s’est mépris, et que son centre est entamé. Aura-t-il le temps de repousser cette dernière attaque ? Des hauteurs de Saint-Amand, il se précipite vers Ligny avec trois régimens de cavalerie. Ces régimens viennent, à bride abattue, se rompre contre les colonnes françaises. Brisés trois fois, le vieux Blücher les rallie. Il se met à leur tête, il les ramène à la charge. Son cheval, blessé d’un coup de feu, l’entraîne quelques pas et se renverse mort sur lui. » Je suis perdu, Nostiltz ! » dit en tombant le maréchal Blücher à son aide-de-camp. Celui-ci met pied à terre et reste immobile auprès de son général. Les cuirassiers français passent au galop auprès d’eux sans les voir, car il faisait déjà obscur. Bientôt les cuirassiers sont ramenés par une dernière charge de lanciers prussiens. L’aide-de-camp eut peine à se faire reconnaître. Six cavaliers, descendus de cheval, emportent dans leurs bras le vieux maréchal presque sans connaissance. On le conduisit à deux lieues en arrière du champ de bataille, à Gentinnes.

Les historiens prussiens ne cachent pas à ce moment la détresse de l’armée prussienne. Les chefs de corps venaient eux-mêmes de toutes parts chercher des ordres. Obligés de céder le terrain, nul ne savait de quel côté se retirer. Abandonnerait-on la ligne d’opérations de Namur ? renoncerait-on à toutes les combinaisons qui avaient été formées ? Quelques-uns parlaient déjà de se retirer sous le canon d’Anvers. Le chef d’état-major Gneisenau mit fin à ces perplexités en ordonnant de changer la ligne d’opération et de faire retraite sur Wavres pour rejoindre les Anglais. Cet ordre audacieux, promptement obéi, relève l’espérance et le moral de l’armée ennemie. Vaincu, on se prépare à se venger de sa défaite.