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l’aile, tout à coup le chien de garde, le vieux Johan, tout édenté et presque aveugle, se mit à pousser des aboiemens si joyeux et si plaintifs à la fois que tout le monde prêta l’oreille. Catherine s’écria tout émue : — Depuis le départ de mon garçon, Johan n’a pas aboyé comme ça. — Dans le même instant, des pas rapides traversaient la cour, et Louise, s’élançant vers la porte, criait : — C’est lui !… c’est lui !

Et presque aussitôt une main cherchait la clenche en frémissant, la porte s’ouvrait, et un soldat paraissait sur le seuil, mais un soldat si sec, si hâlé, si décharné, sa vieille capote grise à boutons d’étain si râpée, ses hautes guêtres de toile si déchirées, que tous les assistans furent consternés. Il ne semblait pouvoir faire un pas de plus, et posa lentement la crosse de son fusil à terre. Il regardait dans la cuisine, tout pâle sous les couches brunes de ses joues : ses moustaches rousses tremblaient : on eût dit un de ces grands éperviers maigres que la famine pousse en hiver jusqu’à la porte des étables. Il regardait, ses yeux creux remplis de larmes, sans pouvoir avancer ni dire un mot.

— Gaspard, mon enfant, c’est toi !

— Oui, ma mère, répondit le soldat tout bas, comme suffoqué.

Et Louise se prit à sangloter, tandis que dans la grande salle s’élevait comme un bruit de tonnerre. Tous les amis accouraient, maître Jean-Claude en tête, criant : — Gaspard, Gaspard Lefèvre !

En arrivant, ils virent Gaspard et sa mère qui s’embrassaient. Cette femme si courageuse pleurait à chaudes larmes. Le vieux Duchêne, son bonnet de coton à la main, près du feu, bégayait : — Seigneur Dieu ! est-ce possible ?… Mon pauvre enfant ! comme le voilà fait ! — Il avait élevé Gaspard, et se le représentait toujours, depuis son départ, frais et joufflu, dans un bel uniforme à paremens rouges. Cela dérangeait toutes ses idées de le voir autrement.

En ce moment, Hullin éleva la voix. — Et nous autres, Gaspard, dit-il, nous tous, tes vieux amis, tu veux donc nous laisser en friche ?

Alors le brave garçon se retourna, et ce ne fut qu’un cri d’enthousiasme : — Hullin ! Le docteur Lorquin ! Materne ! Frantz !… Tous, tous… Ils sont tous là ! — Puis les embrassades recommencèrent, mais cette fois plus joyeuses, avec des éclats de rire et des poignées de main qui n’en finissaient plus. On se regardait dans le blanc des yeux, la figure épanouie ; on s’entraînait bras dessus, bras dessous, dans la salle, et la mère Catherine avec le sac, Louise avec le fusil, Duchêne avec le grand shako, suivaient riant, s’essuyant les yeux et les joues. On n’avait jamais rien vu de pareil. Tous les gens de la ferme, rangés en demi-cercle, regardaient Gaspard avec une sorte d’admiration extatique ; Louise remplissait son verre ; la mère Lefèvre, assise près du fourneau, visitait son sac, et, n’y trou-