Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/439

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lourde chaîne, et les biais ne manquent pas pour la briser à celui qui la supporte impatiemment. Il nous est arrivé en Algérie d’employer des centaines d’ouvriers arabes, race aussi fainéante que puisse être la noire; au moment de la moisson, sous le feu du sirocco et du soleil, certes le travail presse autant que pour la coupe des cannes : nous avons toujours reconnu que le salaire, ou le prix de la tâche, exactement payé, non-seulement à la semaine, mais quelquefois tous les soirs, appelait et retenait les bras mieux qu’aucun livret, et nous aurions ri de quiconque nous eût proposé de louer les Arabes à l’année pour nous les assurer au moment de la récolte. Habitués à leur lourd et compliqué mécanisme, les créoles se doutent à peine de la merveilleuse vertu du salaire librement réglé, exactement payé. Pour amener les paresseux au travail, mieux vaut une pièce d’or ou d’argent bien reluisante que les gendarmes et la prison. La vieille fable de Phœbus et de Borée, du rayon qui réchauffe et de la bise qui glace, est d’une grande vérité économique; c’est ce que la science exprime dans son langage en disant que l’offre répond habituellement à la demande, pour le travail comme pour les marchandises. Il est peu probable que la Guyane échappe à cette loi, ou bien nous soupçonnerions le taux du salaire proposé d’être inférieur à celui qu’un libre débat établirait, et que l’équité réclame[1]. Enfin, là comme ailleurs, les bestiaux, les instrumens et les machines auraient pu fournir des secours dont on s’est avisé aussi peu et aussi tard que possible : la houe pour la terre, le sabre pour les herbes, la hache pour les arbres, telle est, sauf de rares exceptions, toute la machinerie agricole de ce pays aujourd’hui comme il y a deux siècles. L’industrie proprement dite s’est montrée plus avisée en adoptant la vapeur pour force motrice là où la sécheresse suspendait les chutes d’eau; maintenant vienne le tour du progrès agricole, et la main-d’œuvre elle-même s’assouplira.

Au lieu d’aborder de front le problème en facilitant la liquidation des situations obérées, en venant au secours des propriétaires au moyen du crédit fondé sur l’indemnité qui leur était assurée, l’administration s’est jetée en des expédiens médiocrement estimables. Pour empêcher les noirs de bâtir des cases et des villages loin des habitations, elle les a menacés de les chasser de toutes les terres domaniales où ils s’établiraient indûment, en un pays où toute terre vacante est domaniale et le sol non cultivé à peu près sans valeur. Pour leur fermer l’acquisition légale de petites propriétés, elle a

  1. Le salaire des engagés indiens est de 12 francs 50 centimes par mois pour vingt-six journées de travail effectif. Bien qu’avec l’entretien en état de santé et de maladie le taux réel monte bien plus haut, on comprend que le noir libre ne se contente pas d’un prix nominal si faible.