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prennent un caractère régulier et permanent. Elles sont au dehors une sorte de représentation passionnée et douloureuse, comme un abrégé vivant de la patrie: elles forment une tribu dispersée et toujours ralliée au même mot d’ordre, aux mêmes espérances, qui se transmettent à travers des générations de bannis. Elles campent plus qu’elles ne se fixent partout où elles passent, et se mêlent aux sociétés étrangères sans s’y confondre. On les reconnaît à je ne sais quel air d’attente, d’inquiétude, d’ardeur belliqueuse toujours prête à se répandre et toujours perdue, à je ne sais quelle fixité de passion et de tristesse. Qui n’a connu de ces émigrés sans cesse en alerte, passant leur vie comme des soldats sous les armes qui attendent un signal, remués, agités, découragés, entrevoyant dans toutes les oscillations du monde la possibilité de retrouver une patrie, et au plus léger frémissement écoutant comme une voix secrète qui leur dit : Ce sera peut-être pour demain?

Ainsi s’est formée et a vécu cette Pologne de l’exil dont les événemens n’ont fait qu’épaissir les rangs à mesure que la politique a redoublé d’efforts pour assurer son œuvre de démembrement, et dont la destinée se résume dans le mot de ce maréchal de Lithuanie du dernier siècle, de ce comte Prozor qui fut tour à tour prisonnier des Prussiens, des Autrichiens et des Russes, déporté, émigré, et mourut en disant : « La Prusse m’a ravi ma jeunesse, l’Autriche ma santé, la Russie mon intelligence; mais mon âme me reste! » L’âme en effet, c’est ce qui est resté à cette race dans son pèlerinage à travers le monde. Il y a plus d’un siècle déjà que le mouvement d’émigration a commencé pour la Pologne; il y a plus d’un demi-siècle qu’au bruit de la révolution française et sous le coup d’un dernier partage, ce mouvement s’est étendu, est devenu une fatalité permanente, et a pris son vrai caractère, celui d’une scission de nationalité, d’un démembrement moral répondant au démembrement matériel. A dater de cette époque, il y a en quelque sorte deux nations, l’une obscure, attachée à un foyer sans indépendance, foulée par les dominations, l’autre disséminée, voyageuse, et résolvant cet étrange problème de faire vivre une patrie en dehors de toutes les conditions de l’existence des peuples, par la seule force d’un sentiment incompressible. La Pologne n’est plus seulement dans des frontières remaniées et effacées, elle est sur tous les chemins de l’exil et dans tous les pays. Elle est en Amérique avec Kosciusko; elle est au camp de ces légions de Dombrowski mêlées à toutes les agitations guerrières de la république et de l’empire en France, souvent sacrifiées, toujours renouvelées et entraînées au chant héroïque de ralliement : «Non, la Pologne n’est pas morte tant que nous vivons! » La Pologne est enfin partout où il y a un Polonais fidèle