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son organisation, ses caractères étranges, ses aventuriers et ses héros, ses types où se reflètent l’histoire et l’esprit d’une race.

Bien des gens peuvent encore se souvenir d’avoir vu plus d’une fois, il y a moins de vingt ans, un homme aux longs cheveux blancs, à la physionomie ouverte et fine, au regard pénétrant et vif, portant gaiement sa verte vieillesse : Gros a peint cette figure parlante. C’était un de ces bannis en qui semblait revivre tout un passé d’épreuves et de luttes vaillamment soutenues. C’était Julien-Ursin Niemcewicz, un Polonais qui avait été homme du monde, député de Livonie à la grande diète de 1788, soldat auprès de Kosciusko à Macieiowice, prisonnier des Russes dans les casemates de Pétersbourg, cinq fois émigré, orateur véhément, publiciste redoutable dans sa Bible de Targowica, historien passionné dans ses récits du Règne de Sigismond III, poète dramatique et lyrique. Ou pour mieux dire ce n’était ni un écrivain, ni un orateur, ni un soldat, c’était un patriote se servant de toutes les armes, de la parole comme de l’épée, du sarcasme comme de l’ardente éloquence, pour combattre au milieu des crises d’une nationalité réduite à se disputer à la destruction. Son nom résume près d’un siècle durant lequel il n’est pas un événement où il n’ait eu un rôle, il n’est pas une pensée patriotique qu’il n’ait réchauffée de son esprit, il n’est pas un instant, fût-ce « entre midi et douze heures, » comme il disait, entre l’éclair et la foudre, où il n’ait semé autour de lui sa verve agitatrice, qui fut souvent la terreur des faibles ou des traîtres. Et qui écrit aujourd’hui son histoire, ou qui l’écrivait il y a quelques mois à peine? C’est cet autre grand exilé qui mourait récemment plein de jours, après avoir rempli jusqu’au bout ces devoirs envers la patrie qu’il appelait, en homme d’état, en vrai diplomate, « le service public; » c’est le vieux prince Adam Czartoriski qui occupait son viril déclin de cette biographie de Niemcewicz. Autrefois c’étaient les écrivains qui se faisaient les historiographes des grands seigneurs; aujourd’hui les princes racontent quelquefois la vie des écrivains et s’en font honneur. Une amitié de jeunesse et le patriotisme unissaient le prince Adam et Niemcewicz; le malheur n’avait fait que resserrer le lien. Entre les deux vieux amis, entre le grand seigneur diplomate et l’agitateur de l’esprit, c’était à qui porterait le plus dignement cet ingrat et redoutable nom d’émigré. Le prince Czartoriski n’a pensé qu’à faire une œuvre pieuse, et il a peint en Niemcewicz un des types les plus curieux de l’émigré placé entre deux siècles, réunissant les caractères de l’ancienne Pologne et quelques-uns des traits de la Pologne nouvelle, ayant toutes les allures d’autrefois et les pressentimens de l’avenir.

Ce n’était pas le dernier pour la Pologne, mais c’était l’un des