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la renommée et les acclamations des peuples, ceux-ci les réservant presque toujours pour le maître qui leur a mis le frein.

Une grande pitié nous a saisis au cœur en voyant Napoléon à Sainte-Hélène, et qui eût pu alors s’en défendre. Comme bientôt lui-même, dans ce prodigieux changement, se mit au niveau de sa nouvelle fortune, que dans l’adversité il se montra accessible à ses familiers, sensible aux maux qu’il venait d’apprendre à connaître, ouvert à tous les sentimens humains depuis que le trône ne le garantissait plus des indignités de la destinée ordinaire ; comme il laissa voir l’homme quand l’empereur eut disparu, et qu’il loua la liberté sitôt qu’il fut captif, on en conclut qu’il avait toujours été ainsi en secret dans l’ancienne prospérité. Les élans de justice qu’il montra quand il fut le plus faible, nous supposâmes qu’il les avait éprouvés quand il était le plus fort. La figure de Napoléon de 1800 à 1815 fut ainsi altérée dans histoire par le reflet des années de 1816 à 1821. Nous fîmes remonter dans le passé sur le trône impérial la sagesse tardive, puisée dans la captivité. Grande cause de perturbation pour la plupart des récits ! De là ce Napoléon modéré, impartial, presque débonnaire, tout l’opposé de celui que les contemporains ont connu, et dont ils nous ont transmis l’impression véritable. Ne brouillons pas tous les temps par une molle complaisance, qui aussi bien n’a plus d’objet, car la tombe vide de Sainte-Hélène ne sollicite plus la pitié de personne. Nous pouvons croire que cette grande ombre est apaisée et satisfaite, et que ses vœux, à elle, sont comblés. Transportons donc ailleurs notre pitié vers des maux plus réels ou plus immérités, et profitons au moins de ce que nous sommes dégagés de la compassion pour revenir à la vérité seule.

La gloire de Napoléon est assez grande ; ne la faisons pas surhumaine en louant ses désastres à l’égal de ses triomphes. Quand nous le comparons à César, n’oublions pas les différences. César a gardé toutes ses conquêtes ; Napoléon a perdu toutes les siennes. César n’a été trompé dans aucun de ses calculs ; il n’a subi aucun mécompte. Rien ne peut être comparé aux succès de Napoléon, si ce n’est ses revers.

Si César avait amené deux fois par sa faute l’invasion des Barbares dans Rome, s’il avait perdu dans quatre campagnes les armées romaines, en Gaule, en Germanie, en Ibérie, en Scythie, est-il croyable que les anciens lui eussent su autant de gré de ses défaites que de ses victoires ? Pour qui connaît leur esprit judicieux, il est permis d’en douter.


EDGAR QUINET.