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pas là qu’il faut regarder, mais au fond des choses. Le char national ne suit pas une ligne droite et continue ; il verse tour à tour à droite et à gauche du chemin, mais en fin de compte il se relève et il avance. Si la France est toujours travaillée du même mal, qui se manifeste par des accès périodiques, ces accès s’éloignent et s’affaiblissent. La monarchie constitutionnelle, qui sous Louis XVI a duré à peine un an, en a duré trente de nos jours. Elle a fini, comme en 1792, par s’abîmer dans la république ; mais quelle différence entre la république de 1848 et sa redoutable aînée ! La république a ramené l’empire, mais quelle différence entre l’empire de 1861 et celui de 1812 ! Pour prendre un exemple que Royer-Collard aimait à citer, parce qu’il en avait été le témoin et même la victime, nous pourrions dire aussi que la seconde république a eu son 18 fructidor le 13 juin 1849 ; mais cette fois c’est l’ordre qui a vaincu la révolution. De même sous le premier empire il a fallu la défaite et l’invasion pour arracher à Napoléon des concessions politiques, et sous le second il a suffi de l’influence pacifique des idées et des mœurs.

Autour de nous s’étendent encore plus ces idées de liberté légale qui sont partout la forme suprême de la civilisation. La monarchie constitutionnelle soutient l’Angleterre au plus haut point de puissance qu’aucun peuple ait jamais atteint. Le même système de gouvernement régénère l’Espagne et fait le bonheur de la Belgique. L’antique empire d’Autriche, cette citadelle de l’absolutisme, s’ouvre à des institutions nouvelles. La Russie commence par l’émancipation des serfs un vaste mouvement social qui ne peut manquer d’arriver tôt ou tard à d’autres libertés. L’esprit révolutionnaire vit toujours, il vivra longtemps encore ; mais il se sent forcé de se faire monarchique, aristocratique, parlementaire, libéral, légiste, diplomate, financier, presque juste-milieu. Pour nous-mêmes, ne désespérons jamais. La démocratie française est imprévoyante et mobile, mais honnête et sensée au fond ; elle a de grands défauts, ses qualités sont plus grandes encore. On peut dire, d’elle comme du Dieu de Joad :

Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites.


Ne nous lassons pas surtout de répéter ces paroles de Royer-Collard, les premières qu’il ait prononcées à la tribune, et qui restent la plus haute et la plus complète expression de sa pensée fondamentale : « Aux cris de toutes les tyrannies invoquant l’audace, puis l’audace, et encore l’audace, répondons par ce cri consolateur et vainqueur qui retentira dans toute la France : la justice, et puis la justice, et encore la justice ! »


L. DE LAVERGNE.