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léger fanal. L’imagination, excitée par le malaise du corps, est portée aux craintes chimériques : on croit sentir l’approche de quelque fléau, d’un tremblement de terre !

Nous perdîmes trois chameaux. En Orient, la vie des hommes ne compte pas ; il n’en est pas de même de celle des chameaux. C’était un deuil dans la caravane. Je remarquai un Arabe qui se désespérait auprès d’une de ces bêtes couchée et mourante. Je m’approchai, et ne pus me défendre de quelque émotion. Le cou du pauvre animal s’agitait encore, sa tête se dressait, puis retombait sur le sable ardent. Il jetait autour de lui un regard triste et doux, un regard d’adieu. Un soubresaut fit pencher son corps et l’étendit raide sur le sol. Ce martyr du désert, symbole de la patience et de la résignation durant sa vie, ne s’était arrêté que pour mourir !

Bref, si la caravane était partie du Caire brillante de joie et d’entrain, l’influence du kamsin l’avait transformée. Elle marchait silencieuse et abattue, quoique en bon ordre ; mais à tout prendre, s’il n’y avait pas quelques épreuves dans la vie de voyageur, on en apprécierait moins les jouissances, et nous ne nous plaignîmes pas, puisqu’il nous resta encore assez de présence d’esprit et d’activité pour visiter scrupuleusement le théâtre des travaux du percement. Depuis Kanka, nous n’avions cessé d’observer le tracé du canal jusqu’au lieu où il entre dans la vallée de Gessen. Cette vallée et ses lacs une fois traversés, nous en suivîmes le côté nord ; puis notre guide nous montra en passant les ruines de Rhamsès, la ville que les Hébreux bâtirent pour Pharaon. Des monticules de terre, des briques brisées, en marquent seuls l’emplacement au milieu d’une contrée couverte de buissons de tamarix. À demi enfoncé dans le sol se montré un bloc de marbre auquel sont adossées les trois statues de Rhamsès et de ses deux femmes : c’est tout ce qui reste de la cité. Près de là, Linant-Bey nous fit remarquer un pli de terrain qui se prolongeait d’un côté vers l’isthme, de l’autre vers l’Égypte. C’est l’ancien lit du canal des Ptolémées qui reliait le Nil à la Mer-Rouge. Il nous fut démontré à chaque pas combien est minime la difficulté d’exécution du canal d’eau douce projeté par M. de Lesseps. L’inondation atteindrait même le lac Timsah, centre de l’isthme, sans une digue qui concentre l’eau dans la partie cultivée.de la, terre de Gessen.

À Bir-Abou-Ballah, nous trouvâmes le premier chantier de la compagnie. Au printemps de 1860, ces chantiers étaient rares et peu importans ; l’état des travaux est tout autre aujourd’hui. D’après les derniers rapports, un grand nombre d’ouvriers sont échelonnés entre Bulbeys et le seuil d’El-Guisr. Les dragues de Port-Saïd, ville que nous ne pûmes visiter, ont déjà exécuté la première rigole maritime sur un parcours de 38 kilomètres depuis la Méditerranée.