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et ses rêves que l’homme s’attache à une terre plus que par les bien faits qu’il en reçoit. Ces colons avaient plus de prestige encore, si nous les comparions aux fellahs qui nous suivaient ; jetant des regards insoucians sur ce pays où de si grands projets industriels sont en voie de s’accomplir, ceux-ci ne songeaient qu’à soigner leurs ânes ou leurs chameaux. Tel est le triste résultat du despotisme qui pèse sur eux depuis des siècles : ils regardent les œuvres les plus utiles pour leur pays avec indifférence, le plus souvent même avec épouvante, car pour l’exécution de ces œuvres ils ont toujours été arrachés violemment à la culture de leurs champs, contraints au travail par le bâton sans être payés, sans être nourris. Peut-être le règne clément et protecteur de Saïd-Pacha réussira-t-il à relever chez ce peuple l’intelligence et la dignité, et l’on n’a pas lieu de désespérer que les salaires assurés, les bons traitemens offerts aux fellahs par la compagnie ne les rendent, sinon les émules, du moins les utiles et libres auxiliaires des Européens.

Le lendemain, jour de repos pour la caravane, les princes prirent avec Linant-Bey les trois plus vigoureux dromadaires, et partirent pour le seuil d’El-Guisr, afin de visiter le tracé du canal maritime dans la direction du lac Manzaleh. Resté au camp, je profitai de cette halte pour parcourir les environs. Le docteur Leclère se joignit à moi ; nous prîmes deux baudets et un ânier, nous dirigeant vers la colline d’Elgar, située à trois quarts d’heure de Cheik-Ennedek, et du haut de laquelle on domine le lac Timsah. Afin de nous distraire du malaise que nous infligeait la température, nous avions choisi pour guide un ânier très burlesque, surnommé le Parisien, parce qu’il sait quelques mots de notre langue. Il avait, malgré son costume arabe, l’apparence d’un paillasse de nos foires. Il ne cessait de jouer des tours à ses camarades, et à leur défaut à son âne, qui le craignait comme le feu, et se mettait à ruer du plus loin qu’il l’apercevait. Le Parisien prétendait bien connaître ces parages, il se vantait même d’avoir travaillé à l’isthme avec M. de Lesseps, parce qu’il avait été son ânier dans je ne sais quelle excursion. Nous montâmes sur la colline d’Elgar. En entendant parler du lac Timsah, on se figure peut-être une étendue d’eau ; mais les Arabes du désert sont quelque peu gascons : ils donnent volontiers le nom de lac à ce qui pourrait en être un, s’il y avait de l’eau. « Voici la vallée de la cascade ! » nous disait un Bédouin dans la péninsule du Sinaï, l’Ouadé-Schellal. Nous vîmes une masse de rocs nus et de sables altérés ; par une affreuse ironie, le vent agita les sables du sommet et les fit couler : c’était là la cascade.

Le lac Timsah est un désert plus bas que le désert ; son sol de sable et de sel est hérissé de buissons tordus, secs et misérables. Quelques flaques d’eau saumâtre apparaissent seules au nord, à l’extrémité