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contribuât puissamment à l’élévation de la dynastie égyptienne, qui s’est toujours montrée la protectrice des chrétiens. L’officier français devint rapidement bey, pacha, général de brigade, puis major-général de l’armée égyptienne. La victoire de Nezib fut en grande partie son œuvre. Ses talens militaires se développèrent au point de lui mériter cet éloge du maréchal Marmont : « N’ayant servi en France et combattu avec nous que dans les grades subalternes, il a deviné la grande guerre. Créateur et cheville ouvrière de l’armée égyptienne, il est un général consommé et serait remarqué dans tous les états-majors. » Le roi Louis-Philippe, qui sut enraciner l’influence française en Égypte, l’accueillit avec distinction et lui donna une des hautes décorations de la Légion d’honneur. Durant notre séjour au Caire, les petits-fils du roi Louis-Philippe reçurent les hommages de Sèves et ses fréquentes visites. Depuis la mort de Méhémet-Ali, il vivait dans le repos. Sa splendide habitation du Vieux-Caire, sur les bords du Nil, entourée de jardins où croissent des arbres de toutes les parties du monde, ornée des tableaux de ses victoires, était hospitalière pour tous les Français, et de nombreux hôtes venaient l’y voir. Il leur offrait, outre la pipe et le café classiques, des récits de ses campagnes. Ses termes étaient précis, incisifs, empreints d’une éloquence soldatesque. Parfois il poussait un peu loin l’originalité de son langage ; au seul nom des Turcs et des Anglais, les ennemis de sa vie entière, tous les jurons de la langue française sortaient de sa bouche comme un roulement de tonnerre, et sa péroraison était d’ordinaire un prodigieux coup de poing asséné sur la table.

Malgré ses quatre-vingts ans, Sèves avait conservé jusqu’au dernier jour les forces de la jeunesse. Son fils, Iskander-Bey, occupait un emploi dans la manufacture d’armes du vice-roi, dirigée par le célèbre Minié ; ses deux filles étaient mariées, l’une à Chérif-Pacha, alors ministre des affaires étrangères, et l’autre au colonel Mourad-Bey, notre compagnon de voyage. Nos princes se rendirent sous la tente de Mourad : ils apportèrent leur tribut de sympathie et de regret à la mémoire du brave général et offrirent à son gendre la liberté de retourner au Caire ; mais Mourad, malgré sa tristesse, voulut rester au poste que le vice-roi lui avait confié. Linant-Bey seul nous quitta, sa mission était finie à Suez. Nous regrettâmes tous son agréable société, ses entretiens si variés et si instructifs. En s’éloignant, il nous pria de jeter un coup d’œil sur la maisonnette de Carm-Bareil, dans la péninsule du Sinaï ; c’est là qu’il s’enferma pendant deux ans dans le recueillement et l’étude, afin de se rendre digne du poste d’ingénieur que lui avait confié Méhémet-Ali. Nous cherchâmes cette maisonnette sans la trouver ; les orages de la montagne l’avaient détruite.