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grand chardon, elle se glissa jusqu’à l’entrée de la roche, écarta les broussailles et vit à cinquante pas le fou Yégof, qui s’avançait au clair de lune ; il était seul et très agité, frappant l’air de son sceptre, comme si des milliers d’êtres invisibles l’eussent entouré. — À moi, Roug, Bléd, Adelrik ! hurlait-il d’une voix éclatante, la barbe hérissée, sa grande chevelure rousse éparse et sa peau de chien autour du bras comme un bouclier. À moi ! hé ! m’entendrez-vous à la fin ? Ne voyez-vous pas qu’ils arrivent ? Les voilà qui fondent du ciel comme des vautours. À moi, les hommes roux ! à moi ! Que cette race de chiens soit anéantie ! Ah ! ah ! c’est toi, Conrad, c’est toi, Rochart. Tiens ! tiens ! — Et tous les morts du Donon, il les nommait avec un ricanement féroce, les défiant comme s’ils eussent été là ; puis il reculait pas à pas, frappant toujours l’air, lançant des imprécations, appelant les siens et se débattant comme dans une mêlée. Cette lutte épouvantable contre des êtres invisibles saisit Berbel d’une frayeur superstitieuse : elle sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque, et voulut se cacher ; mais au même instant un vague bourdonnement la fit se retourner, et qu’on juge de son effroi, lorsqu’elle vit la source chaude bouillonner plus que d’habitude, et des flots de vapeur s’en élever, s’en détacher et s’avancer vers la porte. Et tandis que, pareils à des fantômes, ces nuages épais s’avançaient lentement, tout à coup Yégof parut, criant d’une voix brève : — Enfin vous voilà ! Vous m’avez entendu ! — Puis d’un geste rapide il écarta tous les obstacles : l’air glacial s’engouffra sous la voûte et les vapeurs se répandirent dans le ciel immense, se tordant et s’élançant au-dessus de la roche, comme si les morts du jour et ceux des siècles écoulés eussent recommencé dans d’autres sphères le combat éternel.

Yégof, la face contractée sous les pâles rayons de la lune, le sceptre étendu, sa large barbe étalée sur la poitrine, les yeux étincelans, saluait chaque fantôme d’un geste et l’appelait par son nom, disant : — Salut, Bléd ! salut, Roug ! et vous tous, mes braves, salut !… L’heure que vous attendiez depuis des siècles est proche, les aigles aiguisent leur bec, la terre a soif de sang… Souvenez-vous du Blutfeld !

Berbel était anéantie, l’épouvante seule la tenait debout ; mais bientôt les derniers nuages s’échappèrent de l’antre et se fondirent dans l’azur sans bornes. Alors Yégof entra brusquement dans la caverne et s’accroupit près de la source, sa grosse tête entre les mains, les coudes aux genoux, regardant d’un œil hagard bouillonner l’eau. Kateline venait de s’éveiller et gloussait comme on sanglote ; Wetterhexe, plus morte que vive, observait le fou du coin le plus obscur de l’antre.