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sans doute passé quelque chose d’étrange et de terrible dans cette nuit. La vieille fermière, se rappelant son rêve, devint silencieuse. Louise essuyait ses larmes et jetait un long regard vers le plateau, éclairé comme par un incendie. Le cheval bondissait sous les coups du docteur, et les montagnards de l’escorte avaient peine à suivre. Longtemps encore le tumulte, les clameurs du combat, les détonations et le sifflement des balles hachant les broussailles s’entendirent ; mais tout cela s’affaiblit de plus en plus, et bientôt, à la descente du sentier, tout disparut comme un rêve.

Le traîneau venait d’atteindre l’autre versant de la montagne et filait comme une flèche dans les ténèbres. Le galop du cheval, la respiration haletante de l’escorte, de temps en temps le cri du docteur : — Hue, Bruno, hue donc ! — troublaient seuls le silence. Une grande nappe d’air froid, remontant des vallées de la Sarre, apportait de bien loin, comme un soupir, les rumeurs éternelles des torrens et des bois. La lune écartait un nuage et regardait en face les sombres forêts du Blanru avec leurs grands sapins chargés de neige. Dix minutes après, le traîneau arrivait au coin de ces bois, et le docteur Lorquin, se retournant sur sa selle, s’écriait : — Maintenant, Frantz, qu’allons-nous faire ? Voici le sentier qui descend dans les collines de Saint-Quirin, et voici l’autre qui descend au Blanru : lequel prendre ?

Frantz et les hommes de l’escorte s’étaient rapprochés. Comme ils se trouvaient alors sur le versant occidental du Donon, ils commençaient à revoir de l’autre côté, à la cime des airs, la fusillade des Autrichiens, qui venaient par le Grosmann. On n’apercevait que le feu, et quelques instans après on entendait la détonation rouler dans les abîmes. — Le sentier des collines de Saint-Quirin, dit Frantz, est le plus court pour aller à la ferme du Bois-de-Chênes ; nous gagnerons au moins trois bons quarts d’heure.

— Oui, s’écria le docteur, mais nous risquons d’être arrêtés par les Autrichiens, qui tiennent maintenant le défilé de la Sarre. Voyez, ils sont déjà maîtres des hauteurs ; ils ont sans doute envoyé des détachemens sur la Sarre-Rouge pour tourner le Donon.

— Prenons le sentier du Blanru, dit Frantz ; c’est plus long, mais c’est plus sûr.

Le traîneau descendit à gauche le long des bois. Les partisans à la file, le fusil en arrêt, marchaient sur le haut du talus, et le docteur, à cheval dans le chemin creux, fendait les flots de neige. Au-dessus pendaient les branches des sapins en demi-voûte, couvrant de leur ombre noire le sentier profond, tandis que la lune éclairait les alentours. Ce passage avait quelque chose de si pittoresque et de si majestueux, qu’en toute autre circonstance Catherine en eût