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— J’ai ramené mon fourgon, dit Jérôme : Colon pourra s’en servir.

— Qu’on attelle aussi le traîneau, s’écria Catherine ; les hulans arrivent, ils pilleront tout. Il ne faut pas que nos gens partent les mains vides ; qu’ils emmènent les bœufs, les vaches et les chèvres ; qu’ils emportent tout : c’est autant de gagné sur l’ennemi.

Cinq minutes après, la ferme était au pillage ; on chargeait le traîneau de jambons, de viandes fumées, de pain ; on faisait sortir le bétail des écuries, on attelait les chevaux à la grande voiture, et bientôt le convoi se mit en route, Robin en tête, soufflant dans sa grande trompe d’écorce. Lorsque la dernière chèvre eut disparu dans le bois et que le silence succéda subitement à tout ce bruit, Catherine, en se retournant, vit Hullin derrière elle, pâle comme un mort. — Eh bien ! Catherine, lui dit-il, tout est fini… Nous allons monter là-haut !

Frantz, Kasper et ceux de l’escorte, Marc Divès, Materne, tous l’arme au pied dans la cuisine, attendaient. — Duchêne, dit la brave femme, descendez au village ; il ne faut pas que l’ennemi vous maltraite à cause de moi.

Le vieux serviteur, secouant alors sa tête blanche, les yeux pleins de larmes, répondit : — Autant que je meure ici, madame Lefèvre. Voilà bientôt soixante ans que je suis arrivé à la ferme… Ne me forcez pas de m’en aller,… ce serait ma mort.

— Comme vous voudrez, mon pauvre Duchêne, répondit Catherine attendrie ; voici les clés de la maison.

Et le pauvre vieillard alla s’asseoir au fond de l’âtre, sur un escabeau, les yeux fixes, la bouche entr’ouverte, comme perdu dans une immense et douloureuse rêverie.

On se mit en marche pour le Falkenstein. Marc Divès, à cheval, sa grande latte pendue au poing, formait l’arrière-garde. Frantz et Hullin, à gauche, observaient le plateau ; Kasper et Jérôme, à droite, la vallée ; Materne et les hommes de l’escorte entouraient les femmes. Chose bizarre, devant les chaumières du village des Charmes, sur le seuil des maisonnettes, aux lucarnes, aux fenêtres, apparaissaient des figures jeunes et vieilles, regardant d’un air curieux cette fuite de la mère Lefèvre, et les mauvaises langues ne l’épargnaient pas : — Ah ! les voilà dénichés ! criait-on. Mêlez-vous donc de ce qui ne vous regarde pas ! D’autres faisaient la réflexion tout haut que Catherine avait été riche assez longtemps, et que c’était à chacun son tour de traîner la semelle. Quant aux travaux, à la sagesse, à la bonté de cœur, à toutes les vertus de la vieille fermière, au patriotisme de Jean-Claude, au courage de Jérôme et des trois Materne, au désintéressement du docteur Lorquin, au dévouement de Marc Divès, personne n’en disait rien : ils étaient vaincus !