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tardèrent pas à retomber dans le découragement. — C’est un rêve, pensaient-ils ; nous sommes condamnés à mourir de faim !

Sur ces entrefaites, la nuit était venue. Quand la lune se leva derrière les hautes sapinières, éclairant les groupes mornes des assiégés, Hullin seul veillait encore au milieu des ardeurs de la fièvre. Il entendait au loin, bien loin dans les gorges, la voix des sentinelles autrichiennes criant : Wer dà ! wer dà ! les rondes du bivac allant par les bois, le hennissement grêle des chevaux au piquet, leurs ruades et les cris de leurs gardiens. Vers minuit, le brave homme finit cependant par s’endormir comme les autres. Lorsqu’il se réveilla, l’horloge du village des Charmes sonna quatre heures. Hullin, à ces vibrations lointaines, sortit de son engourdissement, il ouvrit les paupières, et comme il regardait sans conscience de lui-même, cherchant à recueillir ses souvenirs, une vague lueur de torche passa devant ses yeux. Il en eut peur et se dit : — Est-ce que je deviens fou ? La nuit est toute noire, et je vois des torches !… — Pourtant la flamme reparut ; il la regarda mieux, puis se leva brusquement, appuyant durant quelques secondes la main sur sa face contractée. Enfin, hasardant encore un regard, il vit distinctement un feu sur le Giromani, de l’autre côté du Blanru, un feu qui balayait le ciel de son aile pourpre, et faisait tourbillonner l’ombre des sapins sur la neige. Et, se rappelant que ce signal avait été convenu entre lui et Piorette pour annoncer une attaque, il se prit à trembler des pieds à la tête, sa figure se couvrit de sueur, et, marchant dans les ténèbres à tâtons comme un aveugle, les mains étendues, il bégaya : — Catherine,… Louise,… Jérôme ! — Mais personne ne lui répondit, et, après avoir tâtonné de la sorte, croyant marcher tandis qu’il ne faisait pas un pas, le malheureux tomba en criant : — Mes enfans,… Catherine,… on vient,… nous sommes sauvés !

Alors il se fit un vague murmure dans l’air. On aurait dit que les morts se réveillaient. Il y eut un éclat de rire sec : c’était Hexe-Baizel devenue folle de souffrance. Puis Catherine s’écria : — Hullin,… Hullin,… qui a parlé ?

Jean-Claude, revenu aussitôt de son émotion, s’écria d’un accent plus ferme : — Jérôme, Catherine, Materne, et vous tous, êtes-vous morts ? Ne voyez-vous pas ce feu, là-bas, du côté du Blanru ? C’est Piorette qui vient à notre secours.

Et dans le même instant une détonation profonde roula dans les gorges du Jägerthâl avec un bruit d’orage. La trompette du jugement dernier n’aurait pas produit plus d’effet sur ces malheureux. Ils se réveillèrent tout à coup. — C’est Piorette, c’est Marc ! criaient des voix cassées, sèches, des voix de squelettes ; on vient à notre secours !

Et tous les misérables cherchaient à se relever ; quelques-uns