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sanglotaient, mais ils n’avaient plus de larmes. La fusillade se mit à pétiller vers le plateau du Bois-de-Chênes et la forêt du Valtin à la fois. Le jour commençait à poindre ; le pâle crépuscule montait derrière les cimes noires ; quelques rayons descendaient dans les vallées ténébreuses ; une demi-heure après, ils argentaient les brumes de l’abîme. Hullin, jetant un regard à travers les crevasses de ces nuages, reconnut alors la position. Les Autrichiens avaient perdu les hauteurs du Valtin et le plateau du Bois-de-Chênes. Ils s’étaient massés dans la vallée des Charmes, au pied du Falkenstein, au tiers de la côte, pour n’être pas dominés par le feu de leurs adversaires. En face du Falkenstein, Piorette, maître du Bois-de-Chênes, ordonnait des abatis du côté de la descente des Charmes. Il allait et venait, son bout de pipe aux dents, le feutre sur l’oreille, la carabine en bandoulière. Les haches bleues des bûcherons scintillaient au soleil levant. À gauche du village, sur la côte du Valtin, au milieu des bruyères, Marc Divès, sur son grand cheval roux, la latte pendue au poignet, indiquait les ruines et le chemin de schlitte. Un officier d’infanterie et quelques gardes nationaux en habits bleus l’écoutaient. Gaspard Lefèvre, seul, en avant de ce groupe, appuyé sur son fusil, semblait méditatif. On comprenait à son attitude les résolutions désespérées qu’il formait pour le moment de l’attaque. Enfin tout au sommet de la colline, contre le bois, deux ou trois cents hommes, rangés en ligne, l’arme au pied, regardaient aussi.

La vue de ce petit nombre d’hommes serra le cœur des assiégés, d’autant plus que les Autrichiens, sept ou huit fois supérieurs en nombre, commençaient à former deux colonnes d’attaque pour reprendre les hauteurs qu’ils avaient perdues. Leur général envoyait des hulans de tous côtés porter ses ordres. Les baïonnettes se mettaient à défiler. — C’est fini !… dit Hullin à Jérôme. Qu’est-ce que cinq ou six cents hommes peuvent faire contre quatre mille en ligne de bataille ? Les Phalsbourgeois retourneront chez eux et diront : « Nous avons fait notre devoir ! » et Piorette sera écrasé ! — Tous les autres pensaient de même ; mais ce qui porta leur désespoir au comble, ce fut de voir tout à coup une longue file de hulans déboucher dans la vallée des Charmes ventre à terre, et le fou Yégof à leur tête, galopant comme le vent : sa barbe, la queue de son cheval, sa peau de chien et sa chevelure rousse, tout cela fendait l’air. Il regardait la roche et brandissait sa lance au-dessus de sa tête. Au fond de la vallée, il piqua droit vers le général autrichien. Arrivé près de lui, Yégof fit quelques gestes, indiquant l’autre côté du plateau du Bois-de-Chênes — Ah ! le brigand, s’écria Hullin. Voyez, il dit que Piorette n’a pas d’abatis de ce côté-là, qu’il faut tourner la montagne.

En effet, une colonne se mit aussitôt en marche dans cette direc-