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ligion, comme par le but auquel ils tendaient l’un et l’autre, finissent par arriver tous les deux, après bien des circuits, à l’anéantissement de la personne humaine. Est-il besoin de nommer Malebranche et Spinoza ?

Géomètre comme Descartes, Malebranche est un chrétien ardent, et après avoir exagéré les principes de son maître jusqu’au point de les fausser, il les complète tout à coup par la plus aventureuse théologie. Il faut lire dans M. Émile Saisset l’enchaînement des idées de Malebranche, il faut voir le religieux oratorien, attiré au cartésianisme par le peu de place que le monde des sens y occupe, pousser à bout ce principe, anéantir l’autorité des sens, détruire l’univers visible comme on dissipe un fantôme, délivrer l’âme des liens du corps et la placer au sein du monde des idées, c’est-à-dire au sein de la lumière infinie, où elle voit tout en Dieu. Respectueusement dévoué à Descartes, il ne comprend pas qu’un si grand homme ait voulu, dans ses spéculations sublimes, séparer la raison de la foi, et de toutes les forces de son génie, de toutes les aspirations de son cœur, il proteste contre cette séparation. « Son christianisme à lui et son cartésianisme ne font qu’un, dit excellemment M. Saisset. Il trouve dans les lumières de sa raison l’éclaircissement des obscurités de la foi et dans les dogmes révélés la clé des plus profonds mystères de la nature. Il ne se pique pas d’innover. Sa philosophie est celle de Descartes, sa théologie celle de saint Augustin. Son seul objet, c’est de les unir, c’est de faire de saint Augustin et de Descartes un seul philosophe, un seul esprit, un seul cœur. Là est son effort, là est sa vie, là est le secret de ce mélange unique de candeur et de témérité, de subtilité et d’enthousiasme, qui le rend si intéressant, si original et si aimable. » Impossible de mieux dire. Comment ne pas l’aimer, ce métaphysicien si pieux et si ingénument hardi ? Comment ne pas s’intéresser à des tentatives si belles, à des efforts si respectables et si touchans ? Voyez-le à l’œuvre dans sa théorie de la création ; c’est là vraiment qu’apparaît la libre pensée déployant ses ailes au sein de l’infini. La philosophie et la théologie soutiennent son vol. Si la raison s’arrête en face du problème du monde, si elle voit de toutes parts des contradictions, s’il lui est aussi impossible de croire à un monde éternel, émanation nécessaire de la Divinité, que d’admettre un monde fini, limité, indigne du Créateur, incapable d’exprimer ses perfections et de servir à sa gloire, la foi du chrétien vient au secours du philosophe déconcerté. Toutes les difficultés s’évanouissent dans le dogme de l’incarnation. C’est le plus mystérieux des mystères qui est chargé d’expliquer à la raison humaine les problèmes les plus ardus de la métaphysique. Le monde est fini, selon Malebranche : il est limité dans la durée,