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occupé par le pouvoir absolu ? Le tsar lui-même, s’il ne passait au régime constitutionnel, semblait avoir à cœur d’être autre que son père, de changer de système et de langage, et de satisfaire la presse d’Occident. Si les événemens de Varsovie sont venus tristement l’interrompre dans son mouvement de conversion et masquer une partie de ses progrès, il n’en demeure pas moins vrai que le règne de Nicolas est passé, et qu’à Pétersbourg au moins autant qu’à Constantinople on cherche à sortir de l’ancien régime. Mais partout ailleurs quelle transformation visible et soudaine ! Qui eût dit que des événemens de 1848 sortirait une réforme constitutionnelle partout où florissait l’absolutisme, et qu’à Vienne même on discuterait ? C’est là un spectacle plein d’enseignement et de joie, et qui doit faire oublier bien des misères, relever bien des courages.

Tocqueville, dès 1854, avait entrevu quelque chose de ce qui est arrivé. « Ce pays-ci, écrivait-il d’Allemagne, me paraît atteint, comme la France, d’une grande langueur politique ; mais la maladie me semble infiniment moins profonde que chez nous et d’une durée probablement moins longue. L’esprit ne s’est pas désintéressé de la plupart des études qui s’élèvent au-dessus de la matière. La pensée est sans cesse en action et se dirige vers d’autres points que le bien-être. Même en politique, l’abattement vient plus de l’espèce de confusion que cause la vue de toutes les sottises qu’on vient de faire pour atteindre la liberté que d’un refroidissement pour elle. On continue à avoir foi dans les institutions libres, à les croire l’objet le plus digne d’inspirer le respect et l’amour. C’est l’absence de cette foi qui est le symptôme le plus effrayant de notre maladie. L’Allemagne est déroutée, embarrassée, ignorante des voies qu’il faut suivre ; mais elle n’est pas brisée et réduite pour ainsi dire au néant comme nous le sommes. » Ce qu’il avait observé de l’Allemagne, d’autres l’avaient observé de l’Italie. Nous en avons plus d’une fois dans ce recueil averti le lecteur, et les événemens ne nous ont pas donné tort. Tout annonce que la crise de 1848 n’a pas été stérile ou funeste pour tout le monde, comme nous avions quelque droit de le supposer.

La France sans doute est sortie plus affaiblie, plus humiliée que le reste de l’Europe de cette anarchique transition. Selon moi, elle ne s’en est pas encore tout à fait relevée dans son cœur, et elle persiste encore à douter d’elle-même. Selon moi encore, elle a tort, et les événemens qui l’ont intimidée n’auraient dû qu’échauffer son courage. Le contraire se concevrait, si nous en étions restés au 25 février. Le lendemain du jour où la nation s’était vu dérober sous ses pieds le terrain sur lequel elle croyait marcher d’un pas ferme, elle avait lieu de se sentir émue, et l’abattement était de saison.