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et rigoureuse, il veut dire le gouvernement direct dix plus grand nombre. Ainsi l’entendaient les Grecs, ainsi l’entendait Aristote, et il est remarquable que ce défenseur des intérêts populaires, cet adversaire des doctrines aristocratiques de Platon, prend constamment dans sa Politique le mot démocratie en mauvaise part, à ce point que son dernier et habile traducteur a remplacé souvent, à tort suivant moi, le mot démocratie par celui de démagogie. Aristote appelle démocratie le gouvernement où prévaut l’intérêt des pauvres : dans l’aristocratie, c’est l’intérêt des riches ; dans la monarchie, l’intérêt d’un seul. La république ou le bon gouvernement est, selon lui, l’état où domine l’intérêt général. Ces idées, quoique simples, sont certainement remarquables ; mais elles ne s’appliquent pas d’elles-mêmes et sans explication aux sociétés modernes, et particulièrement à la question du gouvernement de la société française telle qu’elle s’est élevée sous la restauration. Il va sans dire qu’il ne s’est jamais agi à cette époque de mettre le gouvernement sur la place publique, et de faire délibérer la multitude, ce qui est le vrai gouvernement démocratique. Alors cependant se produisit avec plus de netteté que jamais la distinction fondamentale entre l’ordre social et l’ordre politique. Ce sont les doctrinaires qui mirent le plus en lumière cette distinction, bien aperçue par Sieyès au commencement de la révolution, et qui s’attachèrent avec le plus d’insistance à en faire ressortir toutes les conséquences. L’ordre social n’est pas l’ordre politique, puisque la société n’est pas le gouvernement ; mais l’ordre social agit sur l’ordre politique : si la société n’est pas un pouvoir, elle est une influence. Or ce que la révolution française a voulu, a tenté, a fait, ce qui la rend une plus grande révolution qu’aucune autre peut-être, c’est d’avoir sciemment changé l’ordre social. Des travaux de l’assemblée constituante est sorti un ordre social dont les événemens, les succès, les revers, les crimes, les batailles, les lois, l’anarchie, le despotisme, n’ont fait que manifester et consacrer l’existence et la forme. Cet ordre social, qui a pour lui les opinions, les habitudes, les mœurs, les intérêts, la législation civile, est fondé sur l’égalité, et en ce sens on peut dire que la démocratie est dans l’ordre social. C’est là le résultat le plus certain, le plus éclatant de la révolution. C’est là le fait irrévocable, indépendant de la volonté des hommes et des gouvernemens. La constitution de l’état reste jusqu’à un certain point à notre discrétion. La constitution de la société ne dépend pas de nous ; elle est donnée par la force des choses, et si l’on veut élever le langage, elle est l’œuvre de la Providence.

C’est là ce que Royer-Collard et ceux qu’on regardait comme ses amis ont soutenu avec autant de résolution que de persévérance.