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C’est à peu près vers ce temps qu’il s’était lié avec Royer-Collard, et que ces deux esprits entraient dans une mutuelle confiance. On aperçoit cependant le point de dissidence qui les séparait. Royer-Collard, plus sceptique et plus ombrageux, ou seulement plus âgé et tourmenté des souvenirs de la révolution, ne pouvait se défendre d’une vague croyance à l’impossibilité pour un gouvernement d’exister dans l’ordre, et même d’exister de façon quelconque, au sein d’une société démocratique : il saluait avec respect le principe de l’égalité des droits, il aimait trop la justice pour ne pas voir avec joie prévaloir ce principe dans les mœurs et dans les lois ; mais il s’effrayait presque aussitôt de ses conséquences pour le gouvernement, de ses dangers politiques, et, peu confiant dans les compromis qu’il conseillait lui-même pour associer l’ordre et la liberté, les vieilles conditions et les conditions nouvelles de la stabilité, il prophétisait à chaque instant la ruine de ce qu’il édifiait. Aux faits qu’il observait mieux que personne, il déclarait qu’ils étaient à la fois nécessaires et impossibles, et condamnait également tout retour vers le passé comme une chimère et toute foi dans l’avenir comme une utopie. Tocqueville, n’eût-il eu d’autre raison pour différer en ceci que d’avoir quarante ans de moins, ne pouvait prendre pour point de départ cette extrémité sans issue. Quand Royer-Collard daignait admettre qu’il restait au monde un avenir, sous quels traits se le représentait-il ? « Je ne sais pas l’avenir, écrivait-il à M. de Barante en 1833, si ce n’est que la face de notre terre sera renouvelée, que ce qui commande obéira, ce qui a dominé servira plus ou moins, plus tôt ou plus tard ; quand je serais bien plus jeune, je ne voudrais pas aider à la métamorphose ni en prendre ma part. » Ce renoncement ne pouvait convenir à un esprit libre d’antécédens, exempt de regrets, confiant en lui-même, agité et entreprenant, et qui se proposait précisément pour étude et pour devoir de participer à ce renouvellement et de diriger cette métamorphose. Aussi la conclusion du grand ouvrage de Tocqueville était-elle il y a vingt ans : il faut organiser politiquement la démocratie.

Dix ans après, des événemens mémorables avaient prouvé peut-être que cette organisation était encore plus difficile qu’on ne l’avait cru, mais non qu’elle fût moins nécessaire. Les convictions de Tocqueville pouvaient être attristées, non ébranlées. Le devoir était aussi grand, quoique l’espérance fût moindre. Son premier ouvrage avait pour conclusion : « l’Amérique prouve que la démocratie peut être organisée. » Restait à savoir si elle pouvait et comment elle pouvait l’être en France. Le moyen de le savoir autrement qu’en étudiant ce que l’ancien régime et la révolution avaient fait de la France ? Ce fut le sujet du second ouvrage de M. de Tocqueville.