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Il voyait sinon le plus grand vice de la société française, au moins l’un des principaux obstacles qu’elle offrît à l’établissement d’un gouvernement libre et stable, dans ce nivellement social qui à enfanté la centralisation. Il lui paraissait que de ce côté la démocratie civile n’était propre qu’à exercer et à subir, quelquefois en même temps, le despotisme. Ce caractère saillant de notre organisation sociale avait été observé et jugé il y a longtemps, et par personne il n’a été décrit avec plus de vivacité et de sévérité que par Royer-Collard. Nul n’a plus déploré cette uniformité administrative qui assimile le pays politique à une plaine nue, où ne se voit ni asile, ni défense, ni hauteur, ni rivière, et sur laquelle la force organisée du gouvernement manœuvre comme une garnison sur une esplanade. Tocqueville offrait avec son prédécesseur un point commun ; il puisait presque tout en lui-même, recevait peu des autres, et prenait la peine de découvrir pour son compte ce qu’on avait trouvé avant lui ; c’est même une des sources de l’originalité de son ouvrage sur les États-Unis. Le trait est encore plus frappant dans son autre livre. Il s’était abstenu, pour le faire, de lire ce qu’on avait écrit sur le même sujet. La littérature politique de la restauration, si riche et si féconde, est comme non avenue pour lui, ce qui l’expose à trouver neuf ce qui ne l’est pas, mais ce qui lui donne sur ses idées les moins originales un droit de propriété joint à un accent de conviction qu’il n’aurait pas sans cela. Il a pu redire, en le rajeunissant par l’à-propos et par la forme, tout le vieux thème des accusations contre l’alliance de la centralisation et de la démocratie. Ses lettres contiennent encore sur ce point les réflexions les plus justes et les plus variées. On ne voit nulle part qu’il eût souvenir ou connaissance des discours où, sous des formes diverses, Royer-Collard avait redoublé ses attaques contre cet abus de l’unité politique et législative dont il faisait l’œuvre commune de la révolution et de l’empire ; mais voici ce que Royer-Collard n’aurait pas appris à Tocqueville. Quoique le premier ne pût ignorer que l’histoire tout entière de la France et de la royauté fût celle d’une longue marche vers l’unité nationale et gouvernementale, il avait encore vu de ses yeux les variétés et les disparates de l’ancien régime. Ces corporations diverses, ces institutions locales, ces privilèges particuliers lui avaient fait l’illusion de quelque chose de réel, alors que ce n’était depuis longtemps que de vains simulacres. Il n’ignorait pas que tout cela était miné comme l’ancien régime ; mais il déplorait l’explosion qui avait tout détruit à la fois. Il savait pourquoi l’ancien régime avait péri et pourquoi il avait dû périr, il trouvait de la démence à vouloir en rien rétablir ; mais il regrettait qu’on n’en eût rien sauvé. Il allait quelquefois chercher dans ses ruines, non des