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peintre de pacotille et travailla pour la feria. « La feria, dit M. Antoine de Latour, qui aime Séville en fils adoptif et la fait si bien connaître, la feria est un quartier de brocanteurs où tous les jeudis s’étalent et se vendent dans la rue toute espèce de choses. Il s’y vendait autrefois des tableaux. Aujourd’hui de tableaux point, mais de piquantes scènes de mœurs, les peintres en trouveraient encore. Du temps de Murillo, on disait, et l’on dit encore du nôtre à Séville, à propos d’une méchante toile : peinture de feria. C’est là qu’on travaillait à grands coups de pinceau, et le vieil Herrera devait se plaire à ces ateliers en plein air. Il arrivait plus d’une fois que l’artiste achevait de peindre le saint pendant que le dévot acheteur en débattait le prix, et que par exemple le saint Onuphre se changeait sur place en saint Christophe, Notre-Dame du Carmel en saint Antoine de Padoue. » Pour comprendre le prodigieux débit de tels chefs-d’œuvre, il faut savoir qu’ils se payaient à peine quelques piastres et ne pouvaient suffire à la ferveur des fidèles, surtout dans les possessions du Nouveau-Monde. Les armateurs en chargeaient leurs galions, sûrs d’écouler cette marchandise, avec des bulles et des indulgences, parmi les populations converties du Mexique ou du Pérou. Je n’ai pas besoin de montrer quelle influence exerçait sur les peintres cette industrie de barbouilleurs. Murillo acquit de cette façon la rapidité de main que ses biographes admirent et que je déplore. Il s’accoutuma au poncif en reproduisant le même sujet ; il se prépara à peindre plus tard, sans se lasser, tant de répétitions, en jetant par milliers sur des carrés de serge blanche ces madones qui écrasent la tête d’un serpent, et qu’on nommait Notre-Dame de Guadalupé.

Murillo atteignait ainsi l’âge de vingt-quatre ans. L’émulation fit jaillir l’étincelle. En 1642, Pedro de Moya revenait de Londres, où il avait travaillé auprès de Van-Dyck pendant six mois. Telle était la faiblesse de l’école de Séville, qu’elle jugea merveilleuse la nouvelle manière de Moya, qui n’avait fait que ce court apprentissage. Murillo du moins sentit tout ce qui lui manquait pour mériter le titre de peintre. Dès lors son ambition fut de voir l’Italie et peut-être la Flandre, afin de pénétrer les secrets véritables de l’art. Il acheta une grande pièce de toile, la découpa, la prépara lui-même, couvrit chaque morceau de vierges, d’enfans Jésus, d’ornemens ; puis il porta sa pacotille à la feria. Il réunit une petite somme, et partit aussitôt pour Madrid. Là, il fut accueilli par le grand Velasquez, plus âgé que lui de vingt ans, favori de Philippe IV, mais qui n’oubliait point que lui aussi était parti de Séville pauvre et obscur. Velasquez dissuada Murillo d’entreprendre un dispendieux voyage, puisque les palais de Madrid possédaient autant de productions des maîtres italiens