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s’étendent de loin en loin sur le sol, où serpentent en tout sens des rigoles et des digues. La Camargue en un mot est le royaume du sel : l’air, l’eau, les plantes, le sol, les roubines (canaux qui distribuent les eaux du Rhône), tout en est imprégné.

La principale récolte de ces savanes aqueuses ou rozelières, comme on appelle ces prairies paludéennes, consiste en sagnes (joncs) et en rollets (roseaux). Excellente nourriture pour les bestiaux, ces plantes servent aussi à former la toiture et les cloisons des mas (chaumières), à fabriquer des chaises, à faire d’immenses paillassons pour garantir de la pluie les camelles ou tas de sel et préserver des efflorescences salines les terres nouvellement ensemencées, La saunaison apporte chaque été le mouvement et la vie sur ces landes incultes, qui fournissent à la France son meilleur sel.

La population est digne du pays. Elle est faite pour la lutte sous deux formas différentes, la lutte hardie et la lutte patiente. C’est tantôt à dompter des animaux à l’état sauvage, tantôt à braver pour la récolte" du sel les émanations d’un sol délétère, que l’homme doit s’employer. Moustiques altérés de sang, pléiades de sauterelles jaunâtres, oiseaux de marais silencieux comme des ombres, reptiles venimeux s’enroulant dans la fange, rappellent sans cesse à l’habitant de la Camargue les forces de la nature qui pèsent sur lui, et auxquelles son honneur est d’opposer un invincible courage. Ici paissent des taureaux sauvages enfoncés jusqu’au poitrail dans les joncs des rozelières ; là galopent des chevaux farouches, la crinière en désordre, sur la terre durcie par le sel. Chose étrange, ces taureaux de la Camargue sont tous d’un noir d’ébène, et la robe des chevaux est au contraire d’une parfaite blancheur.

Au milieu des taureaux règne le gardian. C’est un pâtre chargé de les surveiller, comme l’indique son nom, et il accomplit cette tâche avec le concours d’un bœuf des plus pacifiques, le dondaire ou bœuf sonneur, dont le collier de bois porte une large clochette. Par quel moyen mystérieux ce bœuf paisible impose-t-il sa volonté à ses turbulens compagnons, que jamais sa sonnette ne trouve rebelles ? C’est un de ces mille secrets de la nature qu’on remarque sans pouvoir les expliquer. Quant au gardian, il a pour toute arme un trident de fer. Monté tout le jour sur sa blanche cavale, dormant la nuit à la belle étoile, coiffé d’un mouchoir que recouvre un vaste chapeau de feutre, vêtu d’une blouse de peau, les jambes nues et le teint hâlé, l’athlétique gardian de la Camargue rappelle les sauvages cavaliers des pampas américaines. Ces hommes indomptables aiment leur vie indépendante et rude. On les voit tantôt lancer audacieusement à travers les marais leurs cavales frémissantes, tantôt passer comme un éclair sur la lisière d’une pinède, escortés d’un