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Dans les premiers jours de l’hiver de 1840, par une bise glacée qui faisait craquer les branches sèches des pins dans les pinèdes et frémir les roseaux sur les marécages, une famille de sauniers vint s’installer au rode du Sansouïre, qui, à cause de ses miasmes pernicieux et de ses chétifs revenus, avait été abandonné. Les nouveaux sauniers étaient de pauvres gens qui avaient travaillé à des rizières sur le bord du Rhône. Des inondations survenues dans ces parages avaient emporté tout à coup, avec la récolte du propriétaire, la demeure et le gagne-pain des ouvriers. Après s’être demandé avec désespoir ce qu’ils allaient devenir sans abri, sans ressources et sans travail, ils avaient accepté comme un bonheur inespéré l’emploi de sauniers au rode du Sansouïre. Un jeune ménage et une vieille femme, la mère du mari, composaient toute la famille.

Grand et maigre, le saunier, nommé Berzile, avait ce teint plombé qui annonce l’influence du mauvais air. Il était déjà courbé par le travail, et ses mains, bien que fortes et calleuses, tremblaient comme celles d’un vieillard. Sa vieille mère elle-même était réduite par la fièvre à un tel état d’émaciation qu’on ne l’appelait que Fennète (diminutif de femme). Quant à la jeune épouse, elle avait reçu le surnom de Caroubie, sans doute à cause de son goût prononcé pour le fruit indigène du caroubier, et aussi parce que sa taille élancée et la couleur rougeâtre de ses cheveux rappelaient la teinte propre aux gousses de cet arbre. Ayant fait péniblement la route à pied, chargée de quelques hardes et d’outils indispensables, après s’être égarée souvent au milieu des marécages, la pauvre famille arriva. exténuée et grelottante au Sansouïre. Quelle ne fut pas sa surprise et sa joie de trouver la masure ouverte et égayée par un bon feu de bouse[1], sur lequel flambaient de petites branches de pin ! Sur la table était disposée une collation, dont des muges et des cabotes faisaient les principaux frais ; un picou (alcarazas) d’eau douce, le bien le plus précieux de ces parages salins, invitait à se désaltérer, tandis qu’un gabian (mouette) familier sautillait autour de la famille, comme pour lui faire les honneurs du logis.

Les sauniers hésitaient pourtant à prendre place à la table servie, lorsque la porte s’ouvrit doucement, et un jeune homme maigre et pâle apparut sur le seuil. C’était un des douaniers du poste voisin. Affaibli, presque brisé par une existence automatique, le jeune douanier avait appris que de nouveaux sauniers allaient s’établir au Sansouïre. Il faudrait avoir vécu longtemps avec un ou deux camarades fiévreux et taciturnes pour comprendre le bonheur qu’avait

  1. On se sert des bouses de taureaux comme de mottes dans ces pauvres landes, privées de bois.