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fer. La douleur fit faire volte-face au taureau, qui fondit aussitôt sur le pâtre, mais ce dernier, qui se tenait sur ses gardes, le reçut sur son trident. L’arme entra profondément dans les naseaux de l’animal, qui s’enfuit plein de rage, laissant après lui un rouge sillon. Immobile et glacée, Manidette était restée appuyée contre le grand pin. Sautant à bas de sa cavale, le gardian l’enleva comme une plume, la prit en croupe et partit avec elle.

— Où allons-nous ? dit Manidette tremblante.

— À la muselade, où vous vous rendiez sans doute, répondit le cavalier d’une voix rude. La muselade allait commencer, lorsque j’ai entendu le cri du douanier, et j’ai lancé ma cavale dans cette direction, pensant bien qu’un coureur (taureau qui a déjà servi aux courses) s’était jeté dans la pinède.

Manidette et le gardian avaient à peine échangé ces quelques mots qu’ils arrivaient au Radeau. Cet endroit, choisi pour la muselade, forme un immense cirque sablonneux entre la pinède du Sauvage et la mer. Mouillé par les flots qui, agités par le mistral, déferlaient sur la lande, un troupeau de taureaux surveillés par des gardians à cheval et maintenus par des dondaïres se pressait sur le rivage. On remarquait au milieu les vedels (veaux) ; héros de la journée, ils semblaient comprendre le danger qui les menaçait et se serraient avec crainte contre leur mère. Certains d’entre eux, déjà grands et forts, regardaient d’un œil farouche la multitude éparse sur la lisière de la forêt. Pour assister au spectacle de ce singulier sevrage, on était accouru de bien des téradous de la Camargue, et depuis la veille des familles entières campaient sur la plage. Couvertes de tentes posées sur des cercles, les charrettes, rangées en ligne, formaient une barrière derrière laquelle on pouvait se mettre à l’abri en cas de danger.

Après avoir déposé délicatement Manidette à terre et l’avoir recommandée aux soins des curieux qui se pressaient autour de la jeune fille encore toute tremblante, le hardi gardian s’était élancé au galop vers le noir troupeau qui attendait frémissant l’opération de la muselade. Coiffé d’un mouchoir rouge, comme pour braver l’armée farouche qu’il commandait, le corps libre dans une blouse blanche et flottante, les jambes serrées dans d’étroites guêtres de cuir, bien assis sur sa selle et le trident au poing, soit qu’immobile il maintînt du regard les taureaux dans les rangs, ou que, rapide comme l’éclair, il poursuivît au loin un vedel furieux, Bamboche (c’était le nom du gardian) dessinait vigoureusement sur le ciel ou sur la lande sa mâle silhouette. Manidette n’avait plus d’yeux que pour l’intrépide cavalier ; elle ne remarquait pas Alabert, resté en arrière, et qui, les habits déchirés, les pieds meurtris et le visage