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bercée dans ses bras, qui pour vous voir grandir n’a jamais voulu quitter le Sansouïre, celui qui n’a aimé que vous enfin réclame votre confiance et votre affection. Pourquoi m’avez-vous caché la courageuse entreprise de guérir le Sangard ? Avec la fièvre de l’anxiété, j’en suis allé vous attendre au Maset. Vous seriez perdue de réputation, si l’on savait que vous soignez le taureau de Bamboche ; mais je ferai si bonne garde que nul ne pourra vous en voir approcher. Comme autrefois je guidais vos pas et préservais votre faiblesse sur le sable des landes, je voudrais aujourd’hui pouvoir vous suivre et vous protéger dans une vie nouvelle. Que voulez-vous que je devienne, si je n’ai pas la consolation de vous aider à être heureuse ?

Manidette s’était levée, et, reprenant sa corbeille d’une main, elle tendit l’autre à Alabert. — Vous serez toujours mon meilleur ami, lui dit-elle. C’est vrai, j’aime Bamboche, qui ignorera peut-être le serment qui me lie à lui ; mais il me reste à vous apprendre qu’il est digne de mon amour.

Et, sans se douter de la torture qu’éprouvait Alabert, elle lui raconta l’histoire mystérieuse du cierge de l’église des Saintes-Mariés et les détails de sa rencontre avec le gardian dans la lande. La jeune saunière et le douanier marchaient lentement vers le Sansouïre, et pendant que la fillette parlait avec animation, Alabert écoutait silencieux et surpris. — Vous m’aiderez à guérir le Sangard, vous m’accompagnerez dimanche à Aigues-Mortes, et je vous aimerai comme un frère, dit Manidette en embrassant Alabert sur le seuil de la masure.

La jeune fille était déjà entrée dans la maison, que, pâle et tremblant, le pauvre douanier restait toujours immobile à la porte. — Hélas ! pensait-il, faudra-t-il me priver aussi des innocentes caresses qui depuis sa naissance ont fait ma félicité ?

Cependant, rétabli par les soins attentifs de Manidette, le Sangard était redevenu le fier palusin qui faisait trembler toute la Camargue sous son farouche regard. Son poil luisant avait repris le reflet de l’ébène polie, l’étoile blanche brillait d’un nouvel éclat sur son front, son œil lançait des jets de flamme, ses naseaux fumaient sous l’ardeur de la jeunesse, ses flancs robustes reposaient sur ses jarrets de fer. Il mugissait, non plus de douleur, mais d’impatience et de regret. Le roi des pinèdes était retrouvé ; impétueux, courroucé, il labourait de son vaste pied le sol humide de l’étable.

Le samedi soir, la porte du Maset s’entr’ouvrit doucement, et Manidette apparut sur le seuil. Apaisé tout à coup, le colosse regarda la jeune fille avec une singulière expression de tendresse, tandis que sa queue se livrait aux évolutions les plus folles. La jeune saunière avait son tablier rempli de rubans ; elle en décora les cornes du taureau,