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foule. Chose triste à penser, le bonheur et le succès intéressent toujours plus que l’infortune et la souffrance. Si la ferrade eût échoué, on aurait certainement compati au malheur de Bamboche ; mais on n’aurait pas songé à le dédommager de son échec. Propriétaire de la plus belle manade du Sauvage, il inspira un certain orgueil de terroir, et pendant qu’assis près de la jeune saunière il recevait l’aveu de son amour, la population tout entière décida qu’on lui offrirait le Sangard comme gage d’admiration et d’amitié.

— Le Sangard est le père des bioulés que Bamboche vient de marquer si courageusement ; il est juste qu’il le possède aussi, disaient les uns.

— Il y a assez longtemps que Bamboche nous rend service aux ferrades et nous amuse aux courses pour qu’à notre tour nous nous cotisions pour lui donner son taureau favori, disaient les autres.

— Dût-il nous coûter cent écus, nous ne devons pas hésiter à acheter le plus beau des palusins pour l’offrir au plus courageux des gardians, ajoutaient ceux-ci.

— Qu’on aille donc vite chercher le Sangard ! cria-t-on de tous côtés.

Envoyés dans plusieurs directions, des gardians, aidés de leurs dondaïres, ne tardèrent pas à revenir escortés du roi des landes. Une députation de paysans l’amena à Bamboche. — Je puis donc le marquer aussi à mon chiffre ? dit le jeune gardian, dont l’œil s’enflamma à la vue du Sangard. Merci ! ajouta-t-il avec émotion en tendant la main à ses amis.

— Accepte-le sans le marquer ; il te connaît trop, il voudra se venger. Prends garde, l’heure est mauvaise ; il est sur son terrain, tu es fatigué, il a trop d’avantages sur toi.

Le brouillard et les sombres heures de la nuit tombaient ensemble sur le sol ; on ne distinguait plus les objets à travers la brume opaque. Monté sur son aïgue, malgré les instances que faisaient les paysans pour le retenir, le jeune gardian, armé d’un fer rougi, aiguillonna du trident le Sangard et disparut avec lui dans les profondeurs de la lande, où, comme un rempart sinistre, le marin élevait ses nuées grisâtres. Accroupie près du brasier, Manidette semblait puiser dans sa chaleur le courage de ne pas mourir d’angoisse. Quelques minutes qui lui semblèrent des siècles s’écoulèrent ainsi. Personne n’osait respirer. Tout à coup un bruit sourd retentit du côté de la pinède, et des cris étouffés demandant « les fers ! » se mêlèrent à des beuglemens terribles. Les paysans quittèrent rapidement leurs chariots et leurs taps, abandonnèrent leur âne ou leur aïgue pour se porter au secours de Bamboche, tandis qu’armés de fers, les gardians se précipitaient dans la direction d’où partaient