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tème de Kant comme un homme qui cherche le vrai sans parti-pris. Il écoute la voix de ce nouveau maître, il entre dans ses idées, il en explique la formation première, il les expose nettement, loyalement… Mais quoi ! les objections naissent d’elles-mêmes à chaque page. Les principes du scepticisme de Kant reposent sur une histoire fantastique de l’âme ; il faut opposer à cette psychologie trompeuse la psychologie du sens commun. Tout est ingénieux, laborieux, subtil, dans sa description de nos facultés ; il faut replacer sans cesse l’image de la vraie nature humaine en face de cette création artificielle. Si vous accordez au grand sceptique les résultats que lui fournit son analyse des procédés intellectuels de l’esprit humain, sa dialectique pressante vous enfermera dans un cercle infranchissable. Pour briser ce cercle de fer où restent emprisonnés bien des esprits de nos jours, l’habile critique a recours à un procédé qui est l’âme de son livre, l’étude de la vie, l’analyse approfondie de la conscience. C’est la méthode cartésienne, débarrassée des erreurs de l’esprit géométrique ; c’est la méthode française, la méthode éternelle. Kant n’y revient-il pas lui-même, mais trop tard, quand il essaie de rétablir sur les fondemens de la conscience morale toutes les vérités qu’il a détruites, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme ? Trop tard, ai-je dit ? Oui, le sol est miné sous ses pas, aucune construction solide ne s’y peut asseoir ; si nous ne sortons pas de nous-mêmes, si nous ne connaissons que les apparences des choses, s’il nous est interdit, comme il l’affirme avec tant de force, de passer de nos impressions propres aux réalités véritables, pourquoi parler de la loi morale et du Dieu qui l’a écrite dans nos cœurs ? Je ne sais rien de tout cela, je n’en puis rien savoir : fidèle à vos doctrines, je ne connais que le moi. Le moi ! votre disciple Fichte ne connaît pas non plus autre chose, et quand il veut continuer le généreux essor qui vous porte vers les réalités du monde moral, c’est au nom du moi qu’il restaure tout le cosmos, c’est le moi qui crée le monde, c’est le moi qui crée Dieu, formule extravagante et logique, doctrine à la fois absurde et conséquente, comme le remarque très justement M. Saisset. « Puisque nul mortel, s’écrie Novalis, ne peut lever le voile de la déesse Saïs, devenons donc immortels ! » Voilà l’entreprise de Fichte expliquée par un poète, et n’est-ce pas le système de Kant qui a obligé le noble Fichte à prendre ainsi la place de Dieu ?

D’autres disciples viendront qui tireront de vos principes des conséquences plus monstrueuses encore. L’une des plus riches intelligences du XIXe siècle, un génie inspiré, Schelling, réagit au nom du divin univers contre l’idéalisme de Fichte. Il a bien compris que le moi absolu, imaginé par le successeur de Kant, ne pouvait être ni