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confrérie de pénitens dont son mari fait partie. Un romancier qui aurait vécu plus loin que Mme Reybaud de cette vie de la vieille Provence n’aurait jamais trouvé un pareil trait. Il aurait expliqué la répugnance de la jeune femme par des raisons plus sommaires, plus générales, plus banales, par des raisons qui pourraient s’appliquer aux Provençales d’aujourd’hui tout aussi bien qu’aux Provençales d’autrefois ; mais le moyen par lequel cette répugnance se change en horreur, cette suprême goutte d’eau qui fait déborder le vase trop plein, cette flèche presque invisible qui va toucher et détruire les ressorts les plus cachés et les plus fins de l’affection, cet imperceptible rien qui triomphe de l’âme contre laquelle ont échoué les plus puissans assauts de la passion, voilà ce qu’un autre romancier n’aurait pas rencontré, parce que ce détail appartient non pas à la vie générale de l’âme, mais à la vie particulière qu’elle a menée à telle époque de la durée. L’âme humaine est semblable en effet à un vaste palais dont les galeries et les salles sont toujours ouvertes, et où les générations d’aujourd’hui peuvent se promener comme s’y sont promenées leurs devancières, mais dont les cabinets et les chambres particulières se sont fermés successivement après le départ de chaque génération. Celui qui, par héritage, par éducation ou par heureux hasard du sort, n’a pas en sa possession les clés qui ouvrent ces chambres ne peut avoir une idée exacte de la vie des générations qui les ont habitées ; quelquefois même il arrive que ces clés se perdent et ne se retrouvent jamais. Mme Reybaud possède celle qui ouvre la salle où dorment les souvenirs de l’ancien régime provençal.

La biographie intellectuelle de Mme Reybaud peut, comme on le voit, tenir en quelques lignes. Elle a été élevée par un père homme d’esprit, elle a passé son enfance et sa jeunesse dans un pays riche en souvenirs historiques et en traditions romanesques, et elle en a ressenti l’influence poétique. Autour d’elle cependant, on n’était rien moins que bien disposé en faveur de cet ancien régime expirant, qui façonnait sa jeune imagination. Ses parens et ses amis étaient dévoués à la cause libérale et révolutionnaire, et leurs opinions devinrent et sont restées les siennes ; mais, en femme sensée et finement pratique, elle a eu l’art de séparer ses opinions de ses émotions et les intérêts de son esprit de ceux de son imagination. Ses opinions libérales ne lui ont jamais inspiré un mot d’amertume ou de colère contre ces personnages de l’ancien régime dont son imagination aimait les vertus domestiques, les habitudes religieuses, et jusqu’aux préjugés si honorables et aux scrupules si noblement fondés, et sa familiarité avec ces mœurs d’un caractère plus noble que les mœurs nouvelles n’a cependant jamais eu le pouvoir de rabaisser dans son