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à la logique et tout à fait conforme aussi à cette opinion qui, assimilant le métier d’écrivain à tous les autres, croit qu’on y devient plus habile à mesure qu’on l’exerce davantage, et que le dernier livre d’un auteur doit être nécessairement le meilleur. Cette opinion, qui est fausse pour la plupart des écrivains, se trouve vraie par exception pour Mme Reybaud.

J’ai dit que les récits de Mme Reybaud répondaient à l’idée que nos pères se faisaient du roman ; cependant elle se sépare d’eux complètement sur un point essentiel. Nos pères exigeaient en effet du roman certaines conditions assez particulières, et qui ne répondent plus du tout à nos opinions d’aujourd’hui. Un roman pour eux n’était pas comme pour nous une peinture de la réalité, c’était une sorte d’histoire équivoque, hybride, à moitié vraie, à moitié fausse, une combinaison d’aventures qui pût créer à la fois la double illusion du réel et du chimérique. Ils voulaient que le roman fût romanesque, c’est-à-dire, dans leur pensée, excentrique et en dehors des lois obligatoires et rationnelles de la vie. Cette condition du romanesque était imposée non-seulement aux aventures des personnages, mais à leurs sentimens et à leurs caractères. Jamais ils n’auraient admis qu’un héros ou une héroïne de roman pût s’exprimer simplement comme tout le monde, remplir ses devoirs comme tout le monde, et qu’un caractère naturel et simple fût susceptible de rencontrer des aventures extraordinaires. Il devait y avoir dans leur tournure, leurs paroles et leurs sentimens une certaine exagération qui leur imposât la marque du romanesque, et les parquât dans une classe à part. Cette exagération était la ligne de démarcation qui séparait les personnages de roman des hommes et des femmes de la vie réelle. Une honnête femme ne pouvait être une héroïne de roman qu’à la condition d’être trop vertueuse. Un amant n’était digne de ce titre de romanesque qu’à la condition d’être fidèle ou coupable à l’excès. Il ne lui suffisait pas d’être malheureux, il fallait qu’il le fût jusqu’au martyre. En toutes choses, dans les plus petites comme dans les plus grandes, ils devaient dépasser les limites ordinaires qui bornent les actes et les sentimens de l’homme. Il leur était défendu d’admirer un site, de jouer du clavecin, de prier Dieu, de faire leur salut et surtout de se damner comme les autres mortels. Cette obligation bizarre imposée aux héros de roman jetait sur leurs personnes un voile équivoque, un je ne sais quoi d’immoral qui rejaillissait sur le genre même, et lui avait fait le mauvais renom qu’il avait chez nos pères. C’est qu’il y a toujours quelque chose de malsain dans l’exagération, quelque chose de coupable dans l’abus des vertus les plus dignes d’estime. Il est presque inhumain d’être trop vertueux, et même, quoique cela semble étrange à dire, presque immoral d’être