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Les Pays-Bas et les Flandres, alors soumis à l’Espagne, avaient emprunté à la civilisation arabe la plupart de ses secrets de fabrication. Beaucoup d’ouvriers musulmans étaient venus s’y établir, et quelques-uns furent attirés en France. À la même époque, Philippe III ayant chassé de ses états les restes des familles musulmanes tolérées jusque-là dans le royaume de Grenade, ces étrangers furent accueillis chez nous. Ils dotèrent nos provinces méridionales de plusieurs branches d’industrie. À Carcassonne, à Nîmes et autres lieux, ils créèrent des fabriques de feutre, de draps et de tapis. C’est à ces ouvriers experts que nous devons la fabrication des tapis dits façon de Turquie, qui a illustré la manufacture de la Savonnerie. Sous le règne de Henri IV, cette fabrique de tapis de Perse ou de Turquie, nommés aussi tapis du Levant, était placée au Louvre, à côté des ateliers où se faisait la haute lisse pour tentures. Louis XIII l’établit ensuite près de Chaillot, dans la maison de la Savonnerie, qui donna ainsi son nom à ce genre oriental, dont on a bien à tort changé le principe. Actuellement cette fabrication de tapis façon de Turquie, dits aussi moquette[1], est réunie à celle des Gobelins, qui est restée ce qu’on appelait jadis façon de Flandre, mais avec des complications de plus, c’est-à-dire que le tissu est toujours ras et strié comme un velours épingle, au lieu d’offrir, comme la moquette, une surface épaisse et moussue.

Au palais des Tournelles se trouvait encore une autre fabrique de tapis de Flandre, qui, transportée plus tard rue de Varennes, a été de même réunie à celle des Gobelins. Elle s’appliquait surtout au paysage ; le vert surabondait dans ses produits, et l’harmonie s’en ressentait trop souvent. À cette époque, où les vitraux et les fenêtres ogivales ne laissaient qu’à grand’peine entrer le jour dans les appartenons, il est difficile de comprendre comment on ne cherchait pas à éclairer les murs par des couleurs vives et claires, au lieu de ces sombres tentures, qui sont devenues le cadre obligé des histoires de revenans, de spectres et de magie, si multipliées au moyen âge.

Le système protecteur de Louis XIV encouragea hautement ces différentes fabriques, et Colbert, ayant proposé de réunir dans un même local tous les artistes qui travaillaient dans chaque industrie à l’embellissement des résidences royales, choisit pour cette communauté l’hôtel des Gobelins, qui prit le nom de manufacture royale des meubles de la couronne. Le peintre Lebrun fut le premier directeur nommé ; Mignard lui succéda. Dans la liste des seize directeurs qui depuis deux cents ans ont dirigé cette manufacture, on

  1. Moquette, mocade et kamokat, tapis en usage au moyen âge et fabriqués à Damas. Le nom de ces tapis dérive du nom arabe de cette ville, Di-Mochk ou Dimachk, d’où l’on a fait moke ou mokette par corruption.