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national, ils furent obligés de reconnaître que non-seulement ils étaient incapables de produire de semblables merveilles, mais qu’ils ne comprenaient même pas par quels procédés on pouvait les obtenir, comment il était possible, par le simple mécanisme d’un bambou, si ferme que puisse être la main qui le conduit, de confectionner des étoffes d’une façon si supérieure, si préférable à tout ce que produisent nos machines perfectionnées. C’est qu’une machine n’aura jamais cette science du coloris, cet art de rompre les nuances, de les opposer ou de les unir, de les employer par masses ou par rayures, que possède l’intelligence humaine. La brodeuse de Lahore ou de Constantinople, le teinturier et le tisserand de Brousse ou de Damas, le potier de Tébriz, le tapissier d’Ispahan ou de Chiraz, l’émailleur de Bagdad ou de Téhéran en savent plus long sur la couleur et la forme que tous nos chimistes, nos dessinateurs, nos peintres ornemanistes et nos fabricans ensemble. Ils ont pour eux la vraie science, celle des ancêtres, transmise dans le sang, si l’on peut ainsi dire. Nous avons beau composer des cercles chromatiques, faire des tables de couleurs pour servir de loi aux teinturiers, aux tisseurs d’étoffes ou de tapis ; tout cela ne donne pas cette justesse, cette sensibilité qui font saisir la nuance qu’un œil privé du sentiment de la couleur ne saurait apprécier. Sans doute, sous le ciel froid du nord, la couleur arrive altérée ; mais toujours est-il que nous ne savons guère associer deux tons sans qu’ils soient ennemis. Quoi qu’on ait justement dit du goût parisien, voyez encore combien, dans les étalages de nos magasins, les étoffes se nuisent entre elles. Au contraire, dans un bazar, dans une foule en Orient, malgré la bigarrure de ces vêtemens divers, de ces feredgés, de ces gandhouras, de ces cafetans et de ces abbaïls unis ou rayés, malgré l’éclat des broderies et les contrastes les moins calculés, l’œil admire et se repose, exactement comme sur un parterre de fleurs. C’est que la loi d’harmonie est observée là, instinctivement peut-être, comme le veut la nature.

Notre but, en insistant de la sorte sur le mérite des fabrications orientales, est de montrer que le succès des belles étoffes byzantines, sassanides et vénitiennes, si recherchées des antiquaires et des connaisseurs, ne tient aucunement à leur vieillesse, mais bien à leur supériorité réelle. Les tissus de l’Inde, de la Perse et de la Chine, fabriqués encore aujourd’hui comme ils l’étaient alors, en offrent la preuve évidente. Et qu’on ne s’imagine pas que ces étoffes, ces bijoux, ces meubles, en conservant toujours le même caractère, le même principe rationnel, manquent pour cela de variété. Est-ce que la rose, qui fleurit tous les ans, obéissant aux lois de sa constitution, ne varie pas de mille façons et n’offre pas des charmes toujours nouveaux