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ne contractent pas eux-mêmes les habitudes violentes des misérables qu’ils sont chargés de réprimer ! Voici encore une aventure qui paraîtrait incroyable, si M. de Berg n’en avait recueilli lui-même tous les détails sur les lieux où elle s’est passée et presque au lendemain de l’événement. Au printemps de l’année 1860, un juge de district se présente vers onze heures du soir dans l’auberge d’un village où il avait été appelé le matin par une instruction judiciaire. Il était à peu près ivre et portait un fusil à deux coups ; il va droit à la chambre de l’aubergiste, et, la trouvant fermée, il demande avec violence qu’elle soit ouverte sur-le-champ. L’aubergiste, qui s’était déjà couché, se lève et descend au salon. À peine est-il entré que le juge, sans s’inquiéter de la présence de plusieurs personnes attablées, s’élance sur lui, le saisit au collet et lui reproche, en l’accablant d’injures, de ne pas avoir ouvert sa porte à un fonctionnaire de l’empereur. En même temps il arme son fusil, et, l’appliquant sur la tête de l’aubergiste, il lâche la détente ; heureusement, tout effarouché qu’il était, le pauvre homme put détourner le canon : le coup partit, et les chevrotines allèrent se loger dans la muraille. N’osant pas sans doute châtier comme il convenait un fonctionnaire de l’empereur, l’aubergiste, la figure noircie par la poudre, se réfugie dans sa chambre où il se barricade ; le juge le suit et le somme d’ouvrir avec des vociférations odieuses ; ses sommations sont vaines, et il s’éloigne enfin de l’auberge en battant les murailles. L’histoire fut divulguée bientôt dans tout le canton, bien que l’aubergiste eût gardé un silence prudent ; mais il n’en résulta rien de fâcheux pour l’auteur de cette belle équipée. Aujourd’hui encore, au dire de M. de Berg, ce digne magistrat est en possession de son siège.

Deux causes principales, selon le voyageur, expliquent ces scandales de l’administration et de la justice dans le Banat. La première, nous l’avons déjà indiquée, tient à l’organisation même de l’Autriche, à l’excès de la centralisation, à cette hiérarchie embrouillée qui laisse si peu d’initiative aux fonctionnaires. Comment s’étonner de l’incurie des agens et de l’abandon du pays, quand ces agens, sur tous les degrés de l’échelle administrative, prennent peu à peu l’habitude de se considérer comme des machines ? Ce triste côté de la bureaucratie, si désastreux partout, est plus funeste encore dans une contrée qui échappe naturellement aux règles communes, dans un pays tout neuf en quelque sorte, où règne la plus grande diversité de mœurs et d’intérêts, où l’on se trouve sans cesse en face de l’imprévu, où il faut enfin que le représentant de l’autorité centrale soit un personnage actif, intelligent, et qui sache payer de sa personne. L’autre cause, celle qui se rapporte non pas à l’insouciance, mais à la brutalité des fonctionnaires, est tout à fait particulière au Banat.