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trie cotonnière, coûtait chez nous de 60 à 80 pour 100 de plus qu’à l’étranger, et que l’Angleterre, dont on bravait fièrement la concurrence au commencement du siècle, avait pris sur nous une supériorité décisive. Nous étions toujours les pourvoyeurs du caprice élégant, Oberkampf faisait encore des indiennes préférées à la soie ; mais l’Angleterre avait créé une industrie solide, illimitée, parce qu’elle s’adressait à des besoins inépuisables.

Nos manufacturiers ont oublié ce vice d’origine. Surpris par la supériorité de l’industrie britannique, ils en sont venus à considérer nos voisins comme des rivaux privilégiés par la nature et contre lesquels il serait imprudent de lutter. Ils se représentent des usines bâties sur des blocs de fer ou de charbon, desservies par une race puissante par la conception et d’une incomparable solidité pour le travail. Il serait puéril de méconnaître que l’Angleterre possède des avantages naturels ; mais la France aussi a les siens. N’est-ce rien que cette fécondité du sol qui permettrait d’abaisser le prix de revient en raison du bas prix des alimens ? N’y a-t-il pas chez nous une vivacité d’invention et un goût instinctif qui seraient devenus de grandes forces productives, s’ils s’étaient exercés dans un bon milieu économique ?

J’ai sous les yeux beaucoup de documens et de témoignages qui remontent au commencement de notre siècle ; plus je les étudie, et plus je reste persuadé que l’industrie française a été engourdie et faussée vers cette époque par la malfaisante influence du régime protecteur. Si le fer, la houille, les moteurs et les transports à bon marché ont manqué aux manufactures, c’est que celles-ci, trop confiantes dans les monopoles de droit ou de fait dont elles jouissaient, ne sentaient pas l’urgence d’exonérer leurs fabrications. L’indolence se communiqua d’une spécialité à l’autre. L’Angleterre, après avoir épuisé ses bois, avait cherché pendant un demi-siècle le moyen de les remplacer par la houille dans le traitement du fer. Le problème dont dépendait peut-être la puissance britannique venait enfin d’être résolu. Malgré l’évidence, les maîtres de forges français s’obstinèrent pendant vingt ans à repousser cette innovation comme impraticable. Ils avaient à leur disposition du bois en abondance et des minerais dont l’Angleterre était jalouse : ces richesses étaient livrées au gaspillage. Dans plusieurs provinces, on exploitait les filons à tranchées ouvertes et rarement à plus d’un mètre de profondeur. Dès que la veine paraissait s’affaiblir, on allait plus loin et on bouleversait ainsi quatre fois plus de terrain qu’il n’eût été nécessaire. Il résultait de ces mauvaises méthodes que les fourneaux établis autrefois à proximité des minières ne tardaient pas à se trouver séparés des lieux d’extraction par des distances de plus en plus grandes, si