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DEUX
ELEGIES POLONAISES

Ce n’est qu’au sein d’une nation malheureuse et opprimée, ce n’est qu’en Pologne qu’a pu se produire ce fait étrange : un grand poète adoré du public, qui, pendant toute sa vie, a dû se soustraire aux ovations et cacher obstinément sa gloire sous le voile de l’anonyme. Telle fut la destinée du comte Sigismond Krasinski, mort en 1859, à l’âge de quarante-sept ans, et que la France n’a connu longtemps que comme le poète anonyme de la Pologne. Ses œuvres poétiques, empreintes du plus ardent patriotisme, imprimées successivement à Paris par les soins d’un ami dévoué, avec des précautions de mystère inouïes, ont eu chacune trois ou quatre éditions, car elles se répandaient en secret dans toutes les parties de l’ancienne Pologne, où on les lisait, relisait et apprenait par cœur, en y puisant la consolation et le courage[1].

Le pays enthousiaste prononçait à voix basse le nom de l’auteur bien-aimé. Quant à lui, il niait partout et toujours en se défendant de cette paternité avec une énergique obstination. Sauf deux ou trois amis intimes, il n’osait se fier à personne. Lorsque quelque étourdi lui parlait d’un de ses ouvrages, il feignait de ne le pas connaître, il priait son interlocuteur de lui en procurer la lecture, et en rendant le volume, critiquait amèrement ce prétendu chef-d’œuvre. Avec des gens qui lui semblaient suspects, Krasinski allait plus loin : il soutenait n’avoir jamais rien écrit, ajoutant qu’il ne pouvait lire deux vers sans bâiller et qu’il avait horreur de toute production poétique, et il entamait tout aussitôt une longue dissertation sur quelque sujet tout à fait étranger à la poésie.

  1. Une dame polonaise séjournant à Paris en 1843, à l’époque où parut le poème de Krasinski intitulé Avant l’Aurore, n’osait pas (à cause de rigoureuses visites à la frontière) emporter avec elle ce petit volume prohibé ; elle fit apprendre par cœur à sa fille les six cents vers du poème, afin de pouvoir, en arrivant en Pologne, les mettre par écrit.